Rūmī: Le chemin vers l’ami

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Voici une histoire qui est une allégorie du chemin spirituel que l’homme doit parcourir sur terre pour enfin rejoindre l’union avec l’Ami.
Le prince, Sadr-e jahān, qui gouverne la ville de Boukhārā est lié d’une grande amitié à son ministre, le wakīl, auquel il a confié l’administration de sa ville.
Or, pour bien comprendre cette histoire, il faut connaître la signification et les implications théologiques de ces deux mots (Sadr-e jahān et wakīl) dans la culture musulmane arabe et persane.
1. Le titre de Sadr-e jahān:
En arabe le mot sadr désigne la poitrine, la racine sadara exprime l’idée d’émaner, avancer à partir de son origine, ce qui est en premier, en avant, ce qui a la première place. En Perse, le titre de Sadr-‘aẓm, grand sadr était donné au premier ministre, sadr indiquant la première place. Dans son acception de poitrine, on pense aussi au lieu où se trouve le coeur, ce qui donne la vie, le lieu dont la vie émane, s’origine, la partie la plus élevée du corps, siège des vrais sentiments.
Le mot jahān signifie monde. Sadr-e jahān signifie donc la “poitrine du monde”, ou “celui qui a la première place dans le monde”, “celui qui gouverne le monde” ou “celui à partir de qui le monde tient son origine, émane.”  Sadr-e jahān c’est le bien-aimé, le Prince du monde ou Poitrine du monde.  Le Sadr-e jahān est donc celui qui est au-dessus de tout ou surtout celui qui est à l’intérieur de tout et qui est le sens intérieur de tout. C’est le bien aimé, Dieu.
2. Le titre de wakīl:
Le wakīl est celui qui représente, en qui le roi a remis sa confiance et qui administre ses affaires.
Or, le seul vrai wakīl est Dieu et wakīl est le 53ème des noms de dieu, dans le Coran ce mot apparaît 24 fois, pour rappeler aux fidèles que leur seul recours est en Dieu, que Dieu leur suffit et qu’il est celui qui gouverne le monde et pourvoit à tout et à tous leurs besoins.
Voici, par exemple, le verset 3 de la Sourate 33 (سورة الأحزاب, Al-Ahzaab):
وَتَوَكَّلْ عَلَى اللَّهِ ۚ وَكَفَىٰ بِاللَّهِ وَكِيلًا
Et mets ta confiance (تَوَكَّلْ tawakkal) en Dieu et Dieu te suffit comme wakīl.
wakīl est celui en qui on peut mettre sa confiance. Dans ce verset nous avons aussi le verbe tawakkala, placer sa confiance, qui provient de la même racine wakala. Aussi dans le verset 62 de la Sourate 39 (سورة الزمر, Az-Zumar):
اللَّهُ خَالِقُ كُلِّ شَيْءٍ ۖ وَهُوَ عَلَىٰ كُلِّ شَيْءٍ وَكِيلٌ
Dieu est le Créateur de toute chose, et le wakīl de toute chose (celui qui administre toute chose et en qui on peut mettre sa confiance).
Or, faire foi à quelqu’un, faire confiance, confier est aussi exprimé par la racine ‘amana la racine dont dérive le mot  « amen« , je crois, je mets ma foi dans. En arabe ‘imân c’est la foi et en français aussi, à partir de son étymologie latine, le mot foi (fides) et le mot confiance (confidere) sont proches.
Dans le Coran, Dieu qui administre toute chose a aussi confié sa création à l’homme pour qu’il en soit responsable. Le verset 72 de la Sourate 33 (سورة الأحزاب, Al-Ahzaab) dit:
إِنَّا عَرَضْنَا الْأَمَانَةَ عَلَى السَّمَاوَاتِ وَالْأَرْضِ وَالْجِبَالِ فَأَبَيْنَ أَن يَحْمِلْنَهَا وَأَشْفَقْنَ مِنْهَا وَحَمَلَهَا الْإِنسَانُ ۖ إِنَّهُ كَانَ ظَلُومًا جَهُولًا
Nous avions proposé aux cieux, à la terre et aux montagnes de porter la ‘amâna (la responsabilité, le dépôt de confiance, de foi) et ils ont refusé de la porter, ils ont craint et c’est l’homme qui l’a portée et voici qu’il est injuste et qu’il ne sait pas.

Dans cette histoire c’est donc à son wakīl humain, défaillant, que le Sadr-e jahān, le prince, a confié l’administration de la ville de Boukahra.  Et cela nous rappelle le geste de Dieu qui confie la ‘amâna (la responsabilité du dépôt de foi, de confiance) à l’être humain. Mais voici qu’un soupçon les sépare, la confiance ne règne plus. C’est la longue épreuve de la séparation (firāq). Ce thème, celui de la séparation (firāq), traverse toute la poésie de l’Orient et non seulement. Les amoureux sont séparés. La vie devient alors une souffrance intolérable pour celui qui souffre l’éloignement ou le refus du bien-aimé. Voici décrit dans cette histoire le chemin du retour vers l’union.

Le lieu de la rencontre est la ville de Boukhārā, la signification et les étymologies possibles de ce mot et aussi l’histoire de cette ville sont aussi importantes pour comprendre l’allégorie. Boukhārā, d’après l’étymologie donnée par Rūmī, est le lieu de l’abaissement, de l’humilité, c’est là qu’on préfère la vie de l’ami, du bien-aimé, à soi-même.
Dans le contexte spécifique, historique, dans la ville de Boukhārā au 12ème et 13ème siècle, le titre de Sadr-e jahān était conféré aux membres de la famille princière qui se succédaient au pouvoir. Il faut rappeler qu’au IXème siècle, la ville de Boukhārā devint la capitale de la dynastie persane des Samanides et que nombre de savants, poètes, écrivains y ont résidé au Xème siècle, parmi lesquels: Avicenne (Abu Ali Ibn Sînâ), le poète Roudakî, al-Biruni (mathématicien, physicien, astronome, historien, etc.) et aussi avant eux al-Boukhāry, le fameux compilateur de hadiths (les dits du Prophète).

Voici donc l’histoire qui se déroule sur plusieurs chapitres du Masnavî, intercalée par d’autres histoires, et dont nous reprenons quelques passages.

Masnavi, livre 3, versets 3686-3701 ou 3.183.1-3.183.15:

قصۀ وكیل صدر جهان كه متهم شد و از بخارا گریخت از بیم جان، باز عشقش كشید روكشان، كه كار جان سهل باشد عاشقان را
Histoire du wakīl de Sadr-e jahān qui fut soupçonné et s’enfuit de Boukhārā par peur de [perdre] son âme [sa vie], son amour l’entraîne l’attirant [tirant sa face] au retour, puisque l’enjeu de la vie est peu de chose [léger] pour les amoureux.

3686. در بخارا بندۀ صدر جهان               متهم شد، گشت از صدرش نهان
A Boukhārā le serviteur de Sadr-e jahān, fut soupçonné et se cacha à son sadr

Il y a ici une double interprétation possible: son Sadr, le bien aimé prince ou bien se cacha à sa propre poitrine, à ce qui lui est plus intime, à soi-même et à son créateur. Il s’éloigna de soi-même de sa propre dignité, de ce qui était attendu de lui et qui faisait sa valeur, sa responsabilité dans la création d’être un reflet, un représentant du créateur. Sa vraie identité devint cachée, en effet l’expression persane se traduit littéralement par: devint caché.

مدت ده سال سر گردان بگشت            گه خراسان، گه كهستان، گاه دشت
pendant dix années il tourna en rond [il erra] parfois au Khorāsān, parfois dans les lieux montagneux, parfois au désert

از پس ده سال او از اشتیاق                     گشت بی طاقت ز ایام فراق
après dix années il n’eut plus la force de soutenir le manque dû aux jours de la séparation

Depuis le début de l’histoire la racine ‘shq, celle qui dit l’amour passionné, fort, l’amour qui conduit à dieu, ne cesse d’apparaître dans tous ses dérivés. D’abord le mot amour lui-même ‘ishq (عشق) et l’amoureux ‘āshiq apparaissent dans le résumé de l’histoire, ensuite le mot ‘ishtiyāq (اشتیاق) qui signifie proprement la demande d’amour, le manque ressenti dans l’éloignement.
Aussi le mot séparation (فراق firâq) est introduit dans ce verset, c’est un mot clé car c’est dans le sentiment de la séparation de son origine, de sa propre poitrine, de son battement cardiaque que commence le chemin du retour vers le bien-aimé. En fait, cet éloignement est le fait d’un soupçon introduit par la créature, le créateur étant toujours tout près, comme dit le Coran au verset 16 de la Sourate (سورة ق, Qaf):
وَلَقَدْ خَلَقْنَا الْإِنسَانَ وَنَعْلَمُ مَا تُوَسْوِسُ بِهِ نَفْسُهُ ۖ وَنَحْنُ أَقْرَبُ إِلَيْهِ مِنْ حَبْلِ الْوَرِيدِ
Et nous avons effectivement créé l’homme et nous savons ce que son âme lui insinue et nous sommes plus proches de lui que sa veine jugulaire.
Ici le verbe waswasa ( تُوَسْوِسُ tuwaswisu) suggère l’action de chuchoter, on y entend presque une onomatopée, c’est le doute qui s’insinue dans l’esprit, le sujet sous-entendu de ce verbe dans le monde musulman est Satan. Rappelons-nous que aussi au début de la Bible, c’est un serpent qui insinue en Eve le doute sur la bienveillance divine (voir Genèse 3, 1-24 La faute).

گفت: تاب فرقتم زین پس نماند     صبر كی تاند خلاعت را نشاند ؟
il dit: “Il ne reste plus d’endurance pour résister à ma séparation, comment la patience pourrait éteindre [la souffrance, le feu] du renvoi [le fait d’être éloigné du bien-aimé]

از فراق این خاكها شوره شود          آب، زرد و گنده و تیره شود
à cause de la séparation le sol devient salé [infertile], l’eau jaunâtre, puante et trouble

Cela rappelle aussi la faute d’Adam et Eve dans le livre de la Genèse: après le soupçon sur dieu, après s’être accusés mutuellement et s’être couverts de honte, tout devient difficile pour eux, le sol ne porte plus de fruits et nécessite un dur travail. Ce sol c’est aussi Adam lui-même, le mot khâk (خاك) ici utilisé pour indiquer le sol signifie aussi la poussière: adam a été tiré de la adamah, la terre, il était la poussière du sol et retournera en poussière, comme dit la Bible (Genèse 3, 19). Or, ce rappel de la finitude de l’homme n’est pas là pour le rabaisser, mais afin qu’il se tourne vers la source de la vie, qu’il ne reste pas prisonnier de son désespoir, mais qu’il cherche le par-don et l’abondance de l’amour de dieu dont il a douté. Le sol est devenu salé par ses larmes, l’eau de l’esprit d’amour, la source de joie qui unit les créatures, n’est plus buvable, elle s’est corrompue, le soupçon a corrompu le lien (voir Genèse 3, 1-24 La faute).

باد جان افزا وَخِم گردد وبا      آتشی، خاكستری گردد هبا
l’air qui vivifie [le souffle de vie] devient malsain et avec le feu il devint cendre et poussière

باغ چون جنت، شود دار المرض    زرد و ریزان، برگ او اندر حرض
le jardin qui était un paradis [devint] la demeure de la maladie, jaunes et caduque ses feuilles [lorsqu’on est] sur le point de mourir

Un souffle vivifiait l’âme (باد جان bâd-e jân), le paradis (جنت jannat) abritait la vie et puis la perte de confiance, de la relation privilégiée de l’amour, comme un feu, a tout brulé, l’eau de la vie, la source du paradis, est devenue putride et les arbres du paradis ont perdu leurs feuilles.

عقل دراك از فراق دوستان      همچو تیر انداز بشكسته كمان
l’intellect pénétrant à cause de la séparation des amis, [devint] comme un archer avec un arc cassé
دوزخ از فرقت چنان سوزان شدست      پیر از فرقت چنین لرزان شدست
l’enfer (دوزخ dūzakh) par la séparation devint ainsi brûlant, l’ancien par la séparation devint ainsi tremblant
Finalement la brûlure de la séparation est comparée à la nature du feu de l’enfer lui-même, véritable séparation du créateur.

گر بگویم از فراق چون شرار       تا قیامت، یك بود از صد هزار
si je voulais parler de la séparation comme des étincelles, jusqu’à la résurrection (قیامت qiyâmat) il y en aurait une sur cent milliers

Le mot étincelles (شرار sharâr) est un mot collectif formé à partir de la racine sharr qui signifie d’abord le mal, ce qui est mauvais, c’est un principe unique qui consume de mille façon l’être humain dans l’enfer de la séparation. Il est intéressant de remarquer ici que l’enfer vécu dans la séparation d’avec le bien-aimé est bien un état commencé dans la vie terrestre, ce n’est pas seulement de la séparation définitive au jour de la résurrection dont il s’agit. Le paradis et l’enfer font déjà partie de l’expérience humaine et les épreuves de cette vie doivent conduire au choix, doivent fournir les éléments de réflexion nécessaires à faire son choix.

پس ز شرح سوز او كم زن نفس       ربِّ سلم، ربِّ سلم گوی و بس
alors, à l’explication de sa brûlure donne peu de souffle, dis seulement: “Dieu donne le salut (سلم), dieu donne le salut”

D’après un hadith fameux de Abu Hurayra, le cri de rabb sallim sallim (ربِّ سلم), sera le signe qui distinguera les croyants lorsqu’ils devront passer, sans tomber en enfer, le dangereux pont appelé Sirât qui les conduit au paradis. En criant: “Dieu donne le salut, donne le salut” il offriront le témoignage de leur foi en la misericorde divine. Ce hadith, qui rapporte les parole du Prophète lui-même, se trouve dans le recueil de Muslim appelé Sahîh, tome 1, page 129 et dans la collection de al-Tirmidhi (Jami‘a al-Tirmidhi) dans le chapitre sur la description du jour du Jugement, où il est rapporté que le Prophète dit:
“شِعَارُ الْمُؤْمِنِ عَلَى الصِّرَاطِ رَبِّ سَلِّمْ سَلِّمْ”
Le signe [distinctif] des croyants sur [le pont] Sirât est: “Seigneur donne le salut, donne le salut”
Il faut savoir qu’il ne sera possible passer rapidement sur ce pont très étroit que grâce aux bonnes actions accomplies, mais les croyants, confiant dans le Seigneur, plutôt que sur leurs oeuvres, font appel à sa miséricorde et à son pardon et disent: “Seigneur, donne le salut, donne le salut.”

هر چه از وی شاد گشتی در جهان     از فراق او بیندیش این زمان
tout ce dont tu as tiré de la joie dans ce monde, pense au moment de la séparation de cela

زآنچه گشتی شاد، بس كس شاد شد      آخر از وی جست و هم چون باد شد
de ce dont tu a tiré de la joie, pas qu’un seul s’en est réjoui, à la fin cela lui a échappé et il en fut comme le vent

از تو هم بجهد، تو دل بر وی منه      پیش از آن كاو بجهد از تو، تو بجه
cela bondira loin de toi aussi, toi, ne mets pas ton coeur sur ça, avant que cela ne bondisse loin de toi, éloigne-toi

همچو مریم گوی پیش از فوت ملك     نفس را كالعوذ بالرحمن منك
comme Maryam, avant que [tes] biens disparaissent, dis en [ton âme]: “Je cherche refuge auprès du Miséricordieux contre toi.”
Masnavi, livre 3, versets 3789-3807 ou 3.185.24-3.186.18:
L’amoureux impatient décide donc de retourner à Boukhārā, car même s’il encourt la mort, cela signifie pour lui la rencontre avec le bien-aimé.

شمع مریم را بهل افروخته     كه بخارا میرود آن سوخته
Laisse la bougie de Maryam allumée, puisque c’est à Boukhārā que se dirige celui qui brûle [d’amour]

Il est fait ici allusion à l’histoire de Maryam, la mère de Jésus, car ce passage est précédé du récit de l’apparition de l’ange à Maryam, qui, face à sa splendeur, a cherché refuge en Dieu et cela sera aussi l’attitude suggéré à l’amoureux qui veut voir le visage du bien-aimé, le visage de dieu, dont la splendeur va le consumer.

عزم كردن آن وكیل از عشق كه رجوع كند به بخارا، لاابالی وار
Ce wakīl, par amour, prend la décision de retourner à Boukhārā, sans tenir compte [du danger]

3790. سخت بی صبر و در آتش دان تیز      رو سوی صدر جهان كرد اشک ریز
Fortement impatient et dans le feu brûlant, il se dirigea vers Sadr-e jahān en versant des larmes

این بخارا منبع دانش بود         پس بخارائی است هرك، آنش بود
Cette Boukhārā était une source de connaissance, c’est pourquoi était originaire de Boukhārā celui qui la possédait

Plusieurs versets vont introduire une compréhension symbolique de la ville de Boukhārā, la ville de la connaissance, celle dont était aussi originaire, comme son nom l’indique, Boukhārī, le grand compilateur de hadith, les dits du Prophète. Mais déjà au verset 1146 du livre 3, le poète introduit au thème de la connaissance de dieu à laquelle on n’accède pas par la connaissance elle-même mais par l’humilité, dans l’émerveillement. L’idée c’est que dieu est hors de notre portée, il faut abandonner l’orgueil donné par notre savoir pour recevoir la vision de dieu comme un don de sa miséricorde et non pas comme un bien acquis par nos forces. Voici donc le verset qui déjà, en parlant de l’histoire de Moïse, qui selon la tradition a vu dieu face à face, introduit le thème de Boukhārā, la ville de Sadr-e jahān, de celui qui gouverne le monde, la ville de la rencontre et de la connaissance de dieu:
عقل بفروش و هنر حیرت بخر      رو به خواری نه بخارا ای پسر
Vends l’intellect et l’art, achète l’émerveillement (حیرت heyrat), va dans l’humilité [be khārī] non pas à Boukhārā, ô fils
Voici le jeu de mots qui sera à nouveau proposé dans les versets suivants. Le mot khwār, qui se prononce khār signifie ce qui est méprisable ou bien se qui se plie et est utilisé par le poète pour indiquer l’abaissement d’une attitude humble. Be khwāry signifie donc “dans l’humilité”, dans l’abaissement. Un autre mot très important est utilisé dans ce verset: c’est le mot heyrat qui indique un état de perte de conscience de soi, où l’on est perdu dans l’émerveillement, la stupeur provoquée par la vision de dieu, on reste interdit, sans savoir quoi faire ou quoi dire. Il s’agit d’un mot qui est utilisé dans ce contexte spécifique pour désigner l’état provoqué par la vision du bien-aimé.
Mais voici la suite du récit:

پیش شیخی، در بخارا اندری       تا به خواری، در بخارا ننگری
[lorsque] tu es auprès d’un sheikh tu es dans Boukhārā, ne regarde pas Boukhārā avec mépris (be khāry)

Être en présence d’un sheikh, c’est-à-dire d’un maître, qui a le rôle de guider sur le chemin vers dieu, c’est déjà avoir une attitude d’humilité qui prédispose à accueillir les largesses divines.

جز به خواری، در بخارای دلش         راه ندهد، جزر و مدّ مشكلش
Seulement dans l’humilité (be khārī) ton cœur accède à cette Boukhārā du cœur, il n’y a pas d’accès, le flux et reflux de la marée rendent cela difficile

Il faut dépasser les vagues déferlantes, les forts courants des marées pour avoir accès à l’océan de sagesse.

“ای خنك آن را كه “ذلت نفسه”     وای آن كس را كه “یردی رفسه
Heureux celui qui s’est humilié, malheureux celui qui le repousse par un coup de pieds

Voici encore l’attitude d’humilité dans l’accueil de la sagesse et du maître ou l’attitude hautaine de celui qui le méprise et est prêt à lui donner un coup de pieds.

فُرقت صدر جهان در جان او         پاره پاره كرده بود اركان او
Être séparé dans l’âme de Sadr-e jahān, avait réduit en morceaux son fondement

گفت: برخیزم هم آن جا واروم      كافر ار گشتم، دگر ره بگروم
Il dit: « Je vais me lever et retourner là-bas, si je suis devenu incroyant, à nouveau je croirai

واروم آنجا، بیفتم پیش او      پیش آن صدر نكو اندیش او
je retournerai là-bas et je tomberai devant lui, devant ce Sadr à la bonne pensée

گویم: افكندم به پیشت جان خویش      زنده كن، یا سر ببر ما را چو میش
je dirai: je me jette à terre devant toi, fais revivre mon âme ou bien coupe moi la tête comme à une brebis

كشته و مرده به پیشت، ای قمر        به كه شاه زندگان جای دگر
tué et mort devant toi, ô lune, est mieux qu’être le roi des vivants, [mais] dans un autre lieu

La lune (قمر qamar) c’est le bien-aimé, désigné par sa beauté. Autre terme récurrent en Rūmī et dans la poésie persane et arabe en général est celui de badr qui désigne la pleine lune, la beauté du visage de la bien-aimée.

آزمودم من هزاران بار بیش      بی تو شیرین می نبینم عیش خویش
auparavant, je l’ai éprouvé des milliers de foi, sans toi je ne vois pas ma vie comme douce

Les prochains trois versets sont en arabe.

غن لی یا منیتی لحن النشور      ابركی یا ناقتی تم السرور
Chante-moi, toi, ma destinée, la mélodie de la résurrection, agenouille-toi, ma chamelle, la joie est complète

ابلعی یا أرض دمعی قد كفی      اشربی یا نفس وردا قد صفی
Ô terre, avale mes larmes, elles suffisent, va t’abreuver à la source, ô âme, elles est devenue pure

عدت یا عیدی الینا مرحبا       نعم ما روحت یا ریح الصبا
Tu es revenue vers nous, ô ma fête, bienvenue, ô vent de l’Est, tu as donné un repos agréable

گفت: ای یاران روان گشتم وداع      سوی آن صدری كه میر است و مطاع
Il dit: « Eh, les amis, adieu, je me suis mis en marche vers ce Sadr qui commande [qui est émir] et est obéi

دم به دم در سوز بریان می شوم       هر چه بادا باد آنجا میروم
Instant après instant je brûle, rôti, advienne ce qu’il adviendra, je m’en vais là-bas

گر چه دل چون سنگ خارا می كند      جان من عزم بخارا می كند
Même s’il rend son cœur dur comme le roc, mon âme a décidé pour Boukhārā

مسكن یار است و شهر شاه من       پیش عاشق این بود حُبّ الوطن
C’est la demeure de l’ami et la ville de mon roi, pour l’amoureux ceci est l’amour de la patrie

L’exil et le retour dans sa patrie sont les thèmes chantés dès le début du Masnavi. Dans les premiers versets du livre, c’est la flûte, le ney, qui se lamente de la séparation de sa patrie, car ce bout de bambou de la flûte chante sans cesse son désir de retrouver la joncheraie dont il a été séparé. C’est le chant de l’âme qui veut être réunie à son origine, son créateur. (voir La lamentation du Neī de Jalāl ed-Dīn Rūmī)

Là se trouve la demeure de l’ami (yār). Le mot « ami » se dit en persan dūst ou yār, c’est le bien-aimé, celui dont l’amour maintient en vie, celui dont la séparation conduit à la mort. La vie terrestre est souvent comparée dans la poésie persane à une recherche de la demeure de l’ami.

Masnavi, livre 3, versets 3808-3809 ou 3.187.12:

گفت معشوقی به عاشق كای فتی       تو به غربت دیده ای بس شهرها
La bien-aimée dit à son amoureux: “Eh, jeune homme, tu en as vues des villes à l’étranger
پس كدامین شهر از آنها خوشتر است؟       گفت: آن شهری كه در وی دلبر است
alors quelle ville d’entre elles est la plus belle?” Il dit: “C’est la ville dans laquelle se trouve celle qui emporte mon coeur [دلبر delbar, la bien-aimée, littéralement: celle qui emporte le coeur]”
Masnavi, livre 3, versets 3812-3817 ou 3.188.1-36:
منع كردن دوستان او را از رجوع كردن به بخارا و تهدید كردن و لاابالی گفتن او 3812
Ses amis l’empêchent de retourner à Boukhārā, le menacent et il dit: “Cela ne m’importe pas.”

گفت او را ناصحی: ای بی خبر     عاقبت اندیش، اگر داری هنر
Un conseiller lui dit: « Eh, ignare, pense à la conséquence [de ton acte], si tu en as la capacité.

در نگر پس را به عقل و پیش را      همچو پروانه مسوزان خویش را
Considère ce qui est avant et ce qui est après, ne te brûle pas comme un phalène.

L’évocation du phalène (پروانه parvâneh), le papillon nocturne qui est  attiré par la lumière de la bougie et qui finit par s’y brûler et mourir, est un thème récurrent dans la poésie persane pour parler de l’amoureux qui est prêt à sacrifier sa vie pour la bien-aimée.

چون بخارا می روی، دیوانه ای       لایق زنجیر و زندان خانه ای
Puisque tu vas à Boukhārā, tu es un fou, tu es bon pour les chaînes et la prison

Tous pensent au Sadr-e jahān comme à un juge impitoyable. La suite du poème montrera qu’en vérité, tout amour a son origine en lui.

Masnavi, livre 3, versets 3830-48.53-59 ou 3.189.1-3.189.11-19.24-30:
3830. لاابالی گفتن عاشق، ناصح و عاذل را از سر عشق
“Cela ne m’importe pas”, dit l’amoureux, par amour, au conseiller et à celui qui lui fait des reproches
گفت: ای ناصح خمش كن. چند پند؟      پند كم ده، زانكه بس سخت است بند
Il dit: “Ô conseiller, silence! Combien de conseils [encore]? Ne donne pas de conseil car mon lien [d’amour] est assez fort
سخت تر شد بند من از پند تو      عشق را نشناخت دانشمند تو
mon lien est devenu plus fort que ton conseil, ton savant n’a pas connu l’amour
آن طرف كه عشق می افزود درد      بو حنیفه و شافعی درسی نكرد
Du côté ou l’amour augmentait la douleur, Abu Hanifa et Shāfi‘y n’ont pas donné de cours
Abu Hanifa et Shāfi‘y sont les fondateurs de deux écoles de droit musulman. D’après cet amoureux, ils se sont occupés de droit et de morale, mais n’ont pas fait l’expérience de l’amour.
تو مكن تهدیدم از كشتن كه من      تشنۀ زارم به خون خویشتن
Toi, ne me menace pas d’être tué puisque moi, je souffre de la soif de mon propre sang
عاشقان را هر زمانی مُردنیست      مردن عشاق، خود یك نوع نیست
Les amoureux meurent à chaque moment, la mort des amoureux, n’est pas d’un seul type
او دو صد جان دارد از جان هدی      و آن دو صد را می كند هر دم فدی
Il a deux cents âmes qui viennent de l’âme qui guide et ces deux cent il en fait le sacrifice à chaque instant.
Ces versets sont importants pour la compréhension de cette mort symbolique qui est la condition du passage au vrai amour: il faut être prêt à sacrifier sa vie par amour, à chaque instant, c’est un état et dans cet état le sacrifice est prêt à se répéter. L’idée est celle de préférer la vie du bien-aimé à la sienne.
Le mot jân (جان) est répété plusieurs fois dans ces versets: il s’agit de la vie, de l’âme, de l’esprit de quelqu’un. Il est courant en persan de s’adresser affectueusement à quelqu’un en l’appelant jân-e man, ma vie, mon âme, mon cher et aussi, par respect, lorsqu’on appelle quelqu’un par son nom, on y ajoute le mot jân pour indiquer toujours ce lien à sa propre vie.
هر یكی جان را ستاند ده بها      از نبی خوان عشرة أمثالها
Pour chaque âme [offerte], il en reçoit dix, lis [les paroles] du Prophète: “Dix comme elles.”
Le poète cite ici le verset 160 de la Sourate 6: “مَن جَاءَ بِالْحَسَنَةِ فَلَهُ عَشْرُ أَمْثَالِهَا” Celui qui vient avec une bonne action, pour lui dix comme elle”. C’est que la vie est multipliée, elle assume sa pleine dimension lorsque l’amour est à son comble.
گر بریزد خون من، آن دوست رو       پای كوبان جان بر افشانم بر او
Si celui qui a le visage de l’ami, fait couler mon sang, en dansant je lui offrirais mon âme
آزمودم مرگ من در زندگیست       چون رهم؟ زین زندگی پایندگیست
J’en ai fait l’expérience, ma mort est dans la vie, lorsque je m’en vais? C’est pour une vie qui demeure
اقتلونی اقتلونی یا ثقات     إن فی قتلی حیاتا فی حیات
“Tuez-moi, tuez-moi, vous en qui je confie, car dans mon meurtre il y a une vie dans la vie”
C’est une citation du fameux poème du mystique el-Hallāj, c’est le poème 33 de son diwân, son recueil de poèmes. Le texte original dit: “Tuez-moi donc, vous en qui je confie, c’est dans mon meurtre qu’est ma vie! Ma mort est dans ma vie et ma vie dans ma mort.” El-Hallāj fut en effet condamné à mort car ses expressions faisant état de son union à Dieu ont été prises à la lettre, alors qu’il disait que ce n’était plus lui qui vivait, mais Dieu qui vivait en lui, tellement sa contemplation de Dieu, l’avait absorbé, au point de ne plus voir ou regarder sa propre personne, mais seulement Dieu.
Ce verset est en arabe et aussi le suivant.
یا منیر الخد یا روح البقا     اجتذب روحی و جد لی باللقا
Ô toi qui illumine la joue, ô esprit qui demeure, attire mon esprit et accorde-moi la rencontre.
Dans les versets suivants se rencontrent beaucoup de termes clés pour désigner l’amoureux, l’amour, le bien-aimé, les effets de l’amour. Le terme original sera noté entre parenthèse avec sa transcription.
لی حبیبٌ حبه یشوی الحشا      لو یشا یمشی علی عینی مشی
J’ai un bien-aimé (حبیبٌ ḥabīb), son amour (حب ḥubb) fait rôtir les entrailles, s’il le veut, qu’il marche sur mon oeil, et il a marché
پارسی گو، گرچه تازی خوشتر است     عشق را خود صد زبان دیگر است
Parle persan, bien qu’en arabe soit meilleur, l’amour (عشق ‘ishq) lui-même a cent autres langues
بوی آن دلبر چو پرّان میشود     آن زبانها جمله حیران میشود
Le parfum (بو ) de celui qui emporte le coeur (دلبر delbar) s’envole et toutes ces langues sont stupéfaites (حیران ḥeyrân)
Comme pour le thème de la rose, symbole de l’amour, qui suivra bientôt, est décrit dans ce verset l’effet de l’amour, comme un parfum (بو ) qui se répand, il laisse dans un état extatique ceux qui l’inhalent. Cet état de stupeur extatique se dit ḥeyrān en persan: il est provoqué par la vision du bien-aimé qui laisse l’amoureux éperdu, ébahi, sans proférer mot, sans savoir quoi dire, où aller, extasié, perdu dans l’amour. C’est pour cela que le bien-aimé est appelé delbar (دلبر) qui signifie littéralement celui qui ravit, qui emporte, enlève le coeur.
بس كنم، دلبر در آمد در خطاب     گوش شو و الله أعلم بالصواب
Je m’arrête, celui qui emporte le coeur (دلبر delbar) a commencé le discours, prête l’oreille, Dieu connaît mieux ce qui est juste
Voici une expression récurrente dans le Coran: Dieu connaît mieux (الله أعلم allāhu a‘lamu), est plus savant que nous. Cela est utilisé couramment lorsque les mots ne peuvent plus suffire, lorsque le langage humain est inadéquat à décrire la réalité spirituelle qui nous dépasse, lorsque l’être humain ne peut pas sonder la sagesse et la justice divine, alors on dit que dieu est plus savant que nous, sa sagesse nous dépasse.
چونكه عاشق توبه كرد، اكنون بترس      كاو چو عیاران كند بر دار درس
Puisque l’amoureux (عاشق ‘âshiq) a fait pénitence, maintenant crains qu’il n’enseigne sur le gibet comme les [mystiques] itinérants (عیاران ‘ayyârân)
Encore une allusion à l’exécution de El-Hallâj qui est devenu depuis l’emblème de l’amoureux qui offre sa vie et qui continue ainsi par son exemple à enseigner et guider. Dans le vocabulaire de la futuwwat, la chevalerie médiévale persane, le terme ‘ayyâr est utilisé pour désigner un chevalier errant. Dans le vocabulaire de l’amour c’est celui qui erre, éperdu d’amour et conduit par l’amour.

گر چه این عاشق بخارا میرود      نی به درس و، نی به استا میرود
Bien que cet amoureux s’en aille à Boukhārā [ville du savoir] il n’ira pas à des cours ni chez un maître

عاشقان را شد مدرس حسن دوست     دفتر و درس و سبقشان روی اوست
Pour les amoureux la beauté de l’ami (دوست dūst) est devenue école et son visage est leur cailler, enseignement et leçon

خامشند و نعرۀ تكرارشان     میرود تا عرش و تختِ یارشان
Ils sont en silence et leur clameur incessante [répétée] s’en va jusqu’au trône et au siège de leur ami (یار yār)
[…]
ذكر هر چیزی دهد خاصیتی     زانكه دارد هر صفت ماهیتی
Le rappel répété (ذكر dhikr) de chaque chose en donne la propriété (خاصیت khāssiyat propriété particulière, spécificité), puisque chaque attribut (صفت siffat) a son identité propre

Rūmī rappelle ici le rituel central du soufi: le dhikr. Ce mot vient d’une racine qui signifie rappeler, faire mémoire et dans leurs cérémonies, les soufis répètent de façon rhythmique les différents noms de dieu ou ses attributs. La méditation et intériorisation incessante des caractéristiques divines est susceptible d’engendrer ces qualités en celui qui le médite et les rappelle dans le dhikr. Les différentes qualités correspondraient alors à des étapes ou des états spirituels différents.

در بخارا در هنرها بالغی      چون به خواری رو نهی ز آن فارغی
À Boukhārā tu excelles dans les arts, lorsque tu abaisses ton visage avec humilité (be khwāry) tu es débarrassé de ceux-là [les arts, les savoirs]

آن بخاری، غصۀ دانش نداشت       چشم بر خورشید بینش می گماشت
Cet homme de Boukhārā ne se préoccupait pas du savoir, son œil fixait sa vision sur le soleil

Boukhārī ( بخاری) signifie originaire de Boukhārā, encore une fois cela rappelle l’expression be khwāry, avec humilité, abaissement, plié. Cet homme est fixé sur la vision du soleil, appelé ici khorshīd en persan, un mot clé pour parler du rayonnement divin.

هر كه در خلوت به بینش یافت راه      او ز دانشها نجوید دستگاه
Quiconque a trouvé le chemin de la vision dans la solitude, ne cherche pas le pouvoir par les savoirs

با جمال جان چو شد همكاسه ای      باشدش ز اخبار و دانش تاسه ای
Quand il sera devenu le compagnon qui partage la même coupe avec la beauté de l’âme, il sera affligé par les notions et le savoir

دید بر دانش، بود غالب فزا         ز آن همی دنیا بچربد عامه را
la vision l’emporte de loin sur le savoir, pour le commun [le savoir] de ce monde (دنیا dunīā) l’emporte

زانكه دنیا را همی بینند عین       و آن جهانی را همی دانند دین
puisqu’ils regardent le monde (دنیا dunīā) comme vrai [ou: source] et ce monde-là ils le considèrent comme une dette [ou: jugement]

Ce verset rend compte de l’opposition entre ce monde (دنیا dunīā) terrestre et l’autre monde (جهان jahān), celui du ciel spirituel. Le monde terrestre est désigné ici par le mot ‘ayn et l’autre monde par le mot dīn. Ces deux termes sont très riches de significations. ‘ayn est l’oeil, la source et, associé de près à un nom, signifie la quinte-essence, le vrai de vrai de quelque chose. Le mot dīn signifie la rétribution, la dette, le jugement, la religion, la coutume. Si on regarde donc l’opposition entre ce monde et l’autre monde dans le regard du commun des gens, ce verset peut faire écho à un proverbe qui dit que c’est mieux de l’argent maintenant qu’un crédit pour le lendemain et donc, on peut interpréter ce monde comme une source, ‘ayn, de revenus et l’autre monde spirituel comme une dette, ou bien ce monde comme le vrai monde, celui qui est source d’une expérience concrète et l’autre comme celui du domaine de l’esprit, de la religion ou bien d’une rétribution future qui n’est pas garantie, il vaut mieux l’argent tout de suite d’après le commun.

Masnavi, livre 3, versets 3860.3866-3871 ou 3.190.1.7-12:

رو نهادن آن بندۀ عاشق سوی بخارا
Ce serviteur amoureux se dirige vers Boukhārā

3860. رو نهاد آن عاشق خونابه ریز    دل طپان سوی بخارا گرم و تیز
Cet amoureux, versant des larmes de sang et le coeur battant, se dirige vers Boukhārā tout brûlant
ریگ آمو پیش او همچون حریر    آب جیحون پیش او چون آب گیر
Le sable d’Amou pour lui était comme de la soie, l’eau de l’Oxus pour comme un étang
Le sable redoutable du désert, le fleuve infranchissable sont peu de choses pour celui qui est attiré par l’amour, tous les obstacles sont dépassés
آن بیابان پیش او چون گلستان    می فتاد از خنده او چون گل ستان
Ce désert devant lui était comme une roseraie (گلستان golestān), il tombait de rire, il souriait comme s’il recevait une rose (گل ستان gol setān)
Ici un jeu de mots entre le rire et l’épanouissement, un même mot khandeh (خنده) dit les deux choses, l’ouverture de la rose est comme un sourire qui fait répandre son parfum. Un autre jeu de mot entre la roseraie (گلستان golestān) qui est le lieu d’amour et le fait de prendre ou recevoir une rose (گل ستان gol setān), le mot pour dire rose, ou fleur est gol (گل).
در سمرقند است قند، اما لبش     از بخارا یافت وآن شد مذهبش
À Samarqand il y a du sucre (قند qand), mais c’est à Boukhārā que ses lèvres l’ont trouvé et cela devint le chemin dans lequel il marchait (sa religion, madhab مذهب)
Plusieurs jeux de mots dans ce verset: d’abord le sucre qui se dit qand, ce mot est aussi utilisé pour dire le bien recherché de l’amour et la ville dans lequel se trouve le sucre est Samarqand, qui veut dire le lieu où l’on garde le sucre (qand), mais là il ne s’agit que du sucre matériel, alors que le vrai sucre spirituel se trouve à Boukhārā. Autre mot clé: madhab (مذهب). Ce mot provient d’une racine arabe (ذهب dhahaba) qui veut dire aller par un chemin et madhab signifie le chemin que l’on suit, donc ce mot signifie aussi la religion que l’on suit, cela étant le chemin spirituel. Donc, le wakīl s’en va matériellement vers Boukhārā mais aussi spirituellement dirigé vers le sadr-e jahān, l’ami, le bien-aimé, qui donne vie au monde, celui vers qui s’oriente le chemin spirituel, c’est lui le sucre, le soleil, la pleine lune de l’esprit.
ای بخارا، عقل افزا بوده ای     لیك از من عقل و دین بربوده ای
Ô Boukhārā, tu a fait grandir l’intellect, mais tu as emporté loin de moi intellect et religion
بدر میجویم از آنم چون هلال     صدر میجویم در این صفّ نعال
Je cherche la pleine lune (بدر badr) puisque je suis un croissant de lune (هلال hilâl), je cherche la place d’honneur (صدر sadr) dans cette dernière place
Encore un jeu de mot, impliquant la signification de sadr: ce terme indique aussi la première place, la place d’honneur. Le wakīl cherche donc le sadr, c’est-à-dire celui qui a la première place, la place d’honneur, mais il le cherche en ce bas-monde qui est comparé à la dernière rangée, celle qui est tout près des chaussures qui sont déposée à l’entrée de la mosquée. La rangée des sandales (صفّ نعال saff-e na‘al) est la dernière place dans une mosquée, près de l’entrée.
Comme celui qui est dans la dernière rangée souhaite rencontrer celui qui a la première place, de même le petit croissant de lune (هلال hilâl) cherche à atteindre la pleine lune (بدر badr). Dans la poésie persane on parle toujours de la beauté de la bien-aimée, comme d’une pleine lune.
چون سواد آن بخارا را بدید     در سواد غم، بیاضی شد پدید
Lorsqu’il vit la noirceur de Boukhārā, dans la noirceur de la tristesse, apparut une blancheur
ساعتی افتاد بی هوش و دراز    عقل او پرّید در بُستان راز
Pendant une heure il tomba inconscient, étendu [par terre], son intellect volait dans le jardin du mystère
بر سر و رویش گلابی میزدند     از گلاب عشق او غافل بُدند
Il jetèrent de l’eau de rose sur sa tête et son visage, ils étaient ignares de l’eau de rose de l’amour
او گلستانی نهانی دیده بود     غارت عشقش ز خود ببریده بود
Il avait contemplé le jardin de roses caché, l’incursion de son amour, l’avait coupé de lui-même
Le thème de la rose, du jardin de roses est omniprésent dans la poésie persane. C’est le mystère de l’amour, de son épanouissement, de son parfum enivrant qui se répand, des épines qui blessent qui s’en approche, du rossignol qui chante son amour pour la rose, du secret enfermé.
تو فسرده، در خور این دم نه ای     با شكر مقرون نِه ای، گر چه نی ای
Toi, qui est froid, tu n’es pas digne de ce souffle, bien que tu sois une canne, tu n’es pas lié au sucre
رخت عقلت با تو هست و عاقلی     كز جُنُوداً لَمْ تَرَوْها غافلی
Avec toi tu as tout l’apparat de ton intellect et tu es intelligent, mais tu es ignare [du sens du verset coranique]: “des armées qu’ils n’ont pas vu.”
Rūmī cite le verset 26 de la Sourate 9 (سورة التوبة Sourate at-Tawba) qui dit que Dieu a fait descendre au secours des croyants des armées (d’anges) que les adversaires n’ont pas vu: وَأَنزَلَ جُنُودًا لَّمْ تَرَوْهَا “et il a fait descendre des armées qu’ils n’ont pas vu”.
Masnavi, livre 3, versets 3872-3879 ou 3.191.1-7:
191. در آمدن آن عاشق لاابالی در بخارا و تحذیر كردن دوستان او را از پیدا شدن
Cet amoureux, auquel rien n’importe [de son sort] arrive à Boukhārā et les amis le mettent en garde de se montrer.
اندر آمد در بخارا شادمان     پیش معشوق خود و دار الامان
Il entre à Boukhārā joyeux auprès de son bien-aimé, de la maison de la sécurité
همچو آن مستی كه پرّد بر اثیر     مه كنارش گیرد و گوید: كه گیر
Comme celui qui est ivre et [croit] voler dans l’éther, la lune le prend auprès d’elle [l’embrasse] et dit: “Prend” [Embrasse-moi]

هر كه دیدش در بخارا گفت: خیز     پیش از پیدا شدن، منشین، گریز
Tous ceux qui le virent dans Boukhārā dirent: “Lève-toi, avant de te montrer, ne reste pas assis, enfuis-toi!

كه تو را میجوید آن شه خشمگین     تا كِشد از جان تو ده ساله كین
Ce roi, furieux, te cherche afin de se venger de ces dix ans avec ta vie
الله الله، در میا در خون خویش 3.191.5 تكیه كم كن بر دَم و افسون خویش
Par Dieu, par Dieu, n’entre pas dans ton propre sang, ne t’appuie pas trop sur ton pouvoir de séduction
شحنۀ صدر جهان بودی و راد      معتمد بودی مهندس اوستاد
Tu étais un chef munificent de Sadr-e jahān, un ingénieur et maître fiable
غدر كردی، وز جزا بگریختی     رَسته بودی، باز چون آویختی ؟
Tu as agi avec fraude et tu as échappé à la sanction, tu as eu raison, pourquoi à nouveau tu te fais pendre?

Masnavi, livre 3, versets 3884-3915 ou 3.192.18-3.192.1-33: résumé

192. جواب گفتن عاشق عاذلان و تهدید كنندگان را
Réponse de l’amoureux à ceux qui lui faisaient des reproches et le menaçaient
[…]
Les amis essaient de la dissuader et il leur répond qu’il est comme l’hydropique qui cherche l’eau même si l’eau provoquera sa mort. Il dit se repentir d’avoir eu recours à la fraude et s’être enfui. Maintenant il veut offrir sa vie, il n’a pas peur de la mort car il sait qu’il va retourner vers son bien-aimé, comme il est écrit dans le Coran au verset 156 de la sourate 2 (البقرة al-baqara) : إِنَّا لِلَّهِ وَإِنَّا إِلَيْهِ رَاجِعُونَ   « Certes nous sommes à Dieu et à lui nous retournons. » Il sera comme l’eau de la cruche versée dans la rivière, dit-il.
Masnavi, livre 3, versets 3916-3921 ou 3.193.1-7:
193. رسیدن آن عاشق به معشوق خویش چون دست از جان بشست
Lorsqu’il se fut lavé les mains [se désintéressa] de sa vie, cet amoureux arriva au bien-aimé
همچو گویی سجده کن بر رو و سر      جانب آن صدر شد با چشم تر
Comme un ballon [roulant en avant et en arrière] se prosternant sur la face et sur la tête, il fut à côté de ce Sadr avec les yeux mouillés
جمله خلقان منتظر، سر در هوا     كش بسوزد، یا بر آویزد ورا
Toutes les créatures attendaient, la tête dans l’air, va-t-il le brûler ou le pendre

این زمان این احمق یك لخت را     آن نماید كه زمان بد بخت را
[Il pensaient:] « Ce temps-ci pour ce stupide est une portion de ce temps-là qui montre le mauvais sort

همچو پروانه، شرر را نور دید     احمقانه در فتاد، از جان برید
Comme le papillon nocturne [phalène] qui a vu une lumière dans les étincelles, comme un stupide il y est tombé et il a été coupé de la vie. »
لیك شمع عشق، چون آن شمع نیس      روشن اندر روشن اندر روشنیست
Mais la bougie de l’amour (‘ishq), n’est pas comme cette bougie-la, elle est splendeur sous une splendeur sous une splendeur
Voici une allusion au fameux verset 35 de la Sourate 24 (سورة النور surat en-nūr, sourate de la lumière) :
اللَّهُ نُورُ السَّمَاوَاتِ وَالْأَرْضِ ۚ مَثَلُ نُورِهِ كَمِشْكَاةٍ فِيهَا مِصْبَاحٌ ۖ الْمِصْبَاحُ فِي زُجَاجَةٍ ۖ الزُّجَاجَةُ كَأَنَّهَا كَوْكَبٌ دُرِّيٌّ يُوقَدُ مِن شَجَرَةٍ مُّبَارَكَةٍ زَيْتُونَةٍ لَّا شَرْقِيَّةٍ وَلَا غَرْبِيَّةٍ يَكَادُ زَيْتُهَا يُضِيءُ وَلَوْ لَمْ تَمْسَسْهُ نَارٌ ۚ نُّورٌ عَلَىٰ نُورٍ ۗ يَهْدِي اللَّهُ لِنُورِهِ مَن يَشَاءُ ۚ وَيَضْرِبُ اللَّهُ الْأَمْثَالَ لِلنَّاسِ ۗ وَاللَّهُ بِكُلِّ شَيْءٍ عَلِيمٌ
Dieu est la Lumière des cieux et de la terre. La similitude de sa lumière est comme celle d’une niche dans laquelle il y a une lampe; la lampe est dans un verre; le verre est comme une étoile brillante qui est enflammée [alimentée] à partir d’un arbre béni d’olivier qui n’est ni d’orient ni d’occident dont l’huile éclaire sans même que le feu ne l’ait touchée; lumière sur lumière; dieu guide vers sa lumière qui il veut, dieu forge des similitudes pour les hommes et Dieu est savant en toute chose.
Beaucoup de théologiens et de mystiques musulmans ont commenté longuement ce verset, comme al-Ghazālī et ibn ‘Arabī.
L’image de la lumière est aussi présente dans la théologie chrétienne car l’évangile de Jean 1, 1-9 commence en disant que la Parole de Dieu est la vie, que la vie est lumière et que la lumière a brillé dans les ténèbres. Ensuite, dans le Concile de Constantinople (381) la procession trinitaire du Fils qui est la Parole de Dieu qui procède du Père, est aussi explicitée par la similitude de la lumière: φῶς ἐκ φωτός (phōs ek phōtós), lumière qui provient de la lumière.
Voici que selon l’image fournie par Rūmī cette bougie de l’amour qui est allumée dans l’homme est aussi une lumière qui se nourrit de l’éclat de la lumière divine. Dans cette flamme de l’amoureux, nous voyons une flamme de l’amour, qui est nourrie par la lumière de dieu et encore combien de mystères sous chaque couche qui sépare ou qui unit l’amoureux et le bien-aimé.
او بعكس شمعهای آتشی است     می نماید آتش و، جمله خوشیست
C’est le contraire des bougies de feu, elle apparaît comme un feu, mais elle est toute bonheur
Masnavi, livre 3, versets 3922-3924 ou 3.194.1-3:
یك حكایت گوش كن، ای نیك پی    مسجدی بُد، بر كنار شهر ری
Écoute une histoire, toi qui va sur le bon chemin: il y avait une mosquée à côté de la ville de Rey
هیچ كس در وی نخفتی شب ز بیم     كه نه فرزندش شدی آن شب یتیم
Personne n’y dormit une nuit de peur que ses enfants ne deviennent orphelins cette même nuit

هر که در وی بیخبر چون گور رفت     صبحدم چون اختران در گور رفت
Tous ceux qui y sont allés comme des miséreux (گور gor), le matin venu comme les étoiles sont allés au tombeau (گور gor)

 Masnavi, livre 3, versets 4365-4376 ou 3.216.22-33:
شمع بود آن مسجد و پروانه او     خویشتن درباخت آن پروانه خو
Cette mosquée était la chandelle et lui [l’hôte] était le papillon nocturne (پروانه parvāneh), c’est la coutume du papillon nocturne que de mettre en jeu sa vie
سوخت پرّش را، ولیكن ساختش      بس مبارك آمد آن انداختش
Il brûla ses ailes, mais il fut content de l’avoir fait et de s’être jeté [sur le feu] ne vint que bénédiction
همچو موسی بود آن مسعود بخت     كاتشی دید او به سوی آن درخت
Il fut comme Moïse, cet homme heureux de son destin, il vit un feu en direction de cet arbre
Plusieurs fois est évoquée dans le Masnavi l’histoire de Moïse rapportée par la Bible et le Coran. Selon la Bible (Exode, 3, 1-6) Moïse vit un arbre qui brulait sans se consommer et lorsqu’il s’approcha une voix l’arrêta et lui révéla le plan divin selon lequel il aurait été l’instrument de salut de son peuple esclave en Egypte. Le Coran aussi raconte que Moïse vit un feu (sourate 20, 8-14 et 28, 29-30) et lorsqu’il s’en approcha, une voix lui confia la mission de sauver son peuple.
چون عنایتها بر او موفور بود     نار می پنداشت، وآن خود نور بود
Puisque les grâces divines à son égard étaient abondantes, il pensa que c’était un feu (نار nār), mais c’était la lumière (نور nūr) elle-même
مرد حق را چون ببینی ای پسر      تو گمان داری بر او نار بشر
Ô fils, lorsque tu vois un homme de Dieu (حق haqq vérité), tu as la fausse opinion que le feu de la chair soit en lui
Voici le terme vérité (حق ḥaqq): il s’agit d’un des 99 noms de Dieu. Très souvent Dieu est désigné comme el-Haqq, la vérité. On peut rappeler encore une fois l’exemple du mystique Mansour el-Hallāj qui fut condamné à mort à Bagdād en 922, accusé de blasphème contre Dieu, parce qu’il disait: “Je suis la vérité” (أنا الحق ana el-haqq), or cela était équivalent à dire: “Je suis Dieu.” De nombreux autres théologiens et mystiques musulmans ont rendu compte de l’expression de el-Hallāj et l’ont commentée, en expliquant ses propos qui rendaient compte d’un tel état d’union à Dieu qui en faisait son porte-parole. C’était Dieu lui-même qui s’exprimait à travers lui et disait : “Je suis la vérité.” Ou bien, cela était le fait de l’union entre l’amoureux et le bien-aimé, état dans lequel l’amoureux, étant totalement transporté dans la contemplation du bien-aimé, ne se percevait plus lui-même et rendait compte de cet état d’union mystérieuse.
D’autres encore expliquent l’attitude extrême de el-Hallāj, le conduisant à la mort, comme l’aboutissement de sa recherche de blâme. Il ne voulait pas être considéré comme quelqu’un très proche de Dieu, quelqu’un d’exemplaire, il recherchait donc plutôt l’humiliation et l’abaissement et le fait d’avoir été pris pour un blasphémateur au lieu de susciter l’admiration aurait été pour lui un bien plus grand. Il existait en effet en ces temps un courant mystique appelé tariqah malāmatiyya (الطريقة الملامتية), c’est-à-dire la voie de ceux qui recherchent le blâme (ملامة malāma) plutôt que les louanges de leur prochain, afin de ne pas en tirer orgueil ou de ne pas dénaturer la nature de leur transport vers Dieu, motivée par un amour désintéressé, alors qu’en gagnant la considération des autres, ils auraient risqué d’introduire un profit dans leur relation à Dieu, qui en aurait perdu la pleine gratuité.

تو ز خود میآئی و آن در تو است      نار و خار ظن باطل، این سو است
Tu arrives [à cela] à partir de toi-même, cela se trouve en toi, mais le feu et l’épine sont celles de la fausse opinion, c’est par là qu’est la direction [à suivre]

او درخت موسی است و پُر ضیا      نور خوان، نارش مخوان، باری بیا
Lui, c’est l’arbre de Moïse, il est plein de lumière, viens, appelle-le lumière, ne l’appelle pas feu
نی فطام این جهان ناری نمود ؟      سالكان رفتند، آن خود نور بود
Le sevrage de ce monde n’apparaissait pas comme un feu? Ceux qui sont en chemin (سالكان sālikān) s’en sont allés [loin du monde], c’était cela la lumière elle-même
Se détacher des biens illusoires du monde, de ce qui trompe, est comme un feu et des épines, cela est pénible, fait souffrir. Mais c’est cela qui est lumière, aller sur le chemin vers Dieu. Le mot sālik, qui désigne le marcheur, est souvent complété par rah-e khodā, pour dire le marcheur du chemin de Dieu.
پس بدان، كه شمع دین بَر میشود     این نه همچون دیگر آتشها بود
Alors, sache que la bougie de la religion est plus élevée, elle n’est pas comme l’autre qui était tout feu
این نماید نور و، سوزد یار را     و آن به صورت نار و، گل زوار را
Celle-ci a l’apparence de la lumière, mais elle brûle l’ami, l’autre a l’aspect du feu, mais c’est une rose (گل gol) pour les pèlerins (زوار zawwār)
Ces pèlerins (زوار zawwār) ce sont les visiteurs des lieux saints, ceux qui sont en marche vers la Mecque, c’est-à-dire vers l’accomplissement de leur vie spirituelle, ceux-là qui sont en marche vers Dieu savent quels délices et quels parfums se trouvent dans ce qui semble pénible au commun, mais donne accès à la proximité avec Dieu, jardin de délices, roseraie.
این چو سازنده، ولی سوزنده ای     و آن، گه وصلت، دل افروزنده ای
La première semble bienfaisante, mais elle brûle, la deuxième au moment de l’union (وصلت waslat), elle enflamme le coeur
Un mot important pour le vocabulaire de celui qui cherche Dieu est celui de l’union (وصلت waslat). La racine arabe wasala indique le lien qui unit, la connexion entre deux, mais aussi le fait de rejoindre sa destination, d’être donc réunis. Dans le vocabulaire courant persan waslat signifie l’union conjugale, en arabe c’est la forme وصل wasl ou وصال wisāl qui dit la réunion des amants. C’est encore le vocabulaire de l’expérience amoureuse humaine qui achemine vers la réalité céleste.
شكل شعله، نور پاكِ سازوار      حاضران را نور و، دوران را چو نار
La forme de la flamme produit une lumière pure, pour ceux qui sont présents c’est de la lumière, pour ceux qui sont lointains c’est du feu
Encore une fois cela évoque l’exemple de Moïse selon le Coran (sourate 20, 8-14 et 28, 29-30) qui de loin a vu un feu, mais en s’approchant a perçu la lumière et la voix divine. Les mystiques ont beaucoup commenté le chemin de Moïse qui s’approche de la révélation divine, son ascension sur la montagne, en particulier Grégoire de Nysse au IVème siècle en Cappadoce a écrit un livre, “La vie de Moïse”, qui parle des étapes du chemin vers Dieu. Ce qui prépare l’homme à accueillir l’infini de Dieu dans sa propre dimension finie est son aspiration, son désir d’accueillir, sa capacité à dilater ses poumons. Le mot utilisé par Grégoire de Nysse est celui de ἐπέκτασις epéktasis qui désigne l’action d’étendre, de tendre vers. Dans son Commentaire sur le Cantique des Cantiques, Grégoire rappelle: “L’homme qui désire voir Dieu voit celui qu’il recherche dans le fait même de toujours le suivre ; la contemplation de sa face, c’est la marche sans répit vers Lui, qui est réussie si l’on marche à la suite du Verbe.”
Masnavi, livre 3, versets 4377-4393 ou 3.217.1-25:

ملاقات آن عاشق با صدر جهان
La rencontre de cet amoureux avec Sadr-e jahān

4377. آن بخاری نیز خود بر شمع زد     گشته بود از عشقش آسان آن كبد
Cet homme de Boukhārā aussi se jeta sur la bougie, souffrir était devenu facile à cause de son amour (‘ishq)
آه سوزانش سوی گردون شده     در دل صدر جهان مِهر آمده
Ses âh [soupirs] brûlants s’en furent vers la voûte céleste, et dans le cœur de Sadr-e jahān c’est de l’amour qui était arrivé
گفته با خود در سحرگه: كای احد     حال آن آوارۀ ما چون بود ؟
Il se dit en lui-même à l’aube : « Ô toi qui es un, qu’en est-il de l’état (hāl) de notre exilé ? »
او گناهی كرد و ما دیدیم، لیك     رحمت ما را نمیدانست نیك
Il a commis une faute et nous l’avons vu, mais… il ne connaissait pas bien notre miséricorde
Ce verset est d’importance capitale pour cette histoire: « Il ne connaissait pas notre miséricorde », c’est-à-dire mon regard sur mes créatures, mon attachement, l’ampleur de mon pardon.
Le mot clé est celui de rahmat (رحمت) généralement traduit par miséricorde. L’on rappelle toujours, avant de lire un verset du Coran, que cela se fait « Au nom de dieu qui fait miséricorde et qui est miséricordieux ». L’on dit en arabe « Bismi llahi rahmānī u rahīm » la même racine rahama est utilisée deux fois dans cette expression et de nombreuses fois dans le Coran tout entier. Tout comme l’attribut rahmīm dans la Bible hébraïque accompagne très souvent le nom de dieu. Or, le mot miseri-corde, d’origine latine, qui traduit régulièrement le mot rahma, met l’accent sur la compassion pour le pauvre, le miséreux, qui touche le cœur (cor, cordis en latin). Or, dans les langues sémitiques le mot pour dire cela est celui qui évoque l’attachement viscérale d’une mère pour l’enfant qu’elle porte en elle: le mot rahm signifie en effet l’utérus qui porte l’enfant et qui devient le lieu d’un lien insécable, du sentiment le plus fort et inné que l’être humain puisse connaître, celui d’une mère pour le petit qu’elle porte en elle. Or, tant dans la Bible que dans le Coran, la miséricorde de dieu est exprimée justement par ce mot qui dit l’attachement d’une mère à son enfant, un lien dans lequel on peut entrevoir tout pardon possible.
Pour approfondir l’équivalent biblique de cette même racine rahama pour dire que Dieu est misericordieux, voir les deux articles : L’esprit de Dieu et féminin et La justice de Dieu).
Le deuxième mot clé de ce verset et le mot hāl qui signifie l’état spirituel, la condition dans laquelle se trouve la créature en marche vers dieu. Les étapes spirituelles qui l’approchent du créateur sont autant de hāl différents qu’il traverse. Après que la créature a ressenti la séparation et vécu l’exil, son amour a grandi et elle se retrouve tout près de son créateur qu’elle a perçu comme source, sadr, de laquelle émane toute vie, toute joie, tout bien. Pour la créature c’est dans le manque, dans l’état de privation et éloignement du bien-aimé, qu’elle perçoit que tout son bonheur provenait de cette compagnie, de ce lien et non pas d’autres bonheurs qui, après, se sont révélés comme fictifs. Une fois éloigné de la source de bonheur et de vie, rien n’a été plus apte à redonner ce goût à la vie, les autres joies, vécues sans la compagnie de la bien-aimée se sont révélés inconsistantes.
خاطر مجرم ز ما ترسان شود     لیك صد امید در ترسش بود
La pensée du criminel était celle de la crainte de nous, mais dans sa crainte se trouvaient cent espoirs
من بترسانم وقیح یاوه را     آن كه ترسد، من چه ترسانم و را ؟
Moi, je fais peur au criminel qui tient de propos insolents, mais à celui qui est dans la crainte pourquoi je ferai peur?
بهر دیگ سرد آذر میرود     نی بدان كه، جوشش از سر میرود
Le feu s’applique à la casserole froide, non pas à celle dont l’ébullition déborde
ایمنان را من بترسانم به خلم   خائفان را ترس بردارم به حلم
Ceux qui se sentent en sécurité, je leur fais peur par la colère, ceux qui craignent, je leur enlève la peur par la docilité
پاره دوزم، پاره در موضع نهم     هر كسی را شربت اندر خور دهم
Je couds des pièces de tissu, je mets une pièce à la place [d’un trou], je donne à boire à chacun selon sa soif
هست سِرّ مرد چون بیخ درخت     ز آن بروید برگهاش از چوبِ سخت
Le secret d’un homme est comme la racine d’un arbre, celle-ci fait pousser ses feuilles à partir du bois dur
در خور آن بیخ رُسته برگها     در درخت و در نفوس و در نهی
Proportionnées à cette racine ont poussé les feuilles, dans l’arbre et dans les esprits et dans l’intelligence
بر فلك پرهاست ز اشجار وفا     اصلها ثابت و فرعه فی السما
À partir des arbres de fidélité les ailes [s’élèvent] vers la voûte céleste, leur origine est stable et ses branches dans le ciel
Ce verset contient une citation du verset 24 de la sourate 14 (سورة ابراهيم sourate Ibrāhīm):
أَلَمْ تَرَ كَيْفَ ضَرَبَ اللَّهُ مَثَلًا كَلِمَةً طَيِّبَةً كَشَجَرَةٍ طَيِّبَةٍ أَصْلُهَا ثَابِتٌ وَفَرْعُهَا فِي السَّمَاءِ
N’as-tu pas vu comment Dieu forge une bonne parole comme une similitude avec un bel arbre dont la racine est ferme et la ramure s’élançant dans le ciel?
تُؤْتِي أُكُلَهَا كُلَّ حِينٍ بِإِذْنِ رَبِّهَا ۗ وَيَضْرِبُ اللَّهُ الْأَمْثَالَ لِلنَّاسِ لَعَلَّهُمْ يَتَذَكَّرُونَ
Il porte des fruits en tout temps, par la permission de son Seigneur et dieu forge des similitude pour les gens, peut-être ils réfléchiront.
Rūmī utilise donc cette image pour parler des justes, des fruits qu’ils portent par leur sagesse. Dans la bible aussi les justes sont souvent comparés à des arbres, le psaume 1 aussi dit que le juste est comme un arbre qui porte du fruit en tout temps. Ainsi en est-il de la parole de Dieu qui ne reste pas sans faire porter des fruits à ceux qui l’accueillent et par ceux qui la répandent.
چون برُست از عشق، پر بر آسمان     چون نروید در دل صدر جهان ؟
Puisqu’à partir de l’amour l’aile a poussé vers les cieux, comment n’irait-elle pas au cœur de Sadr-e jahān?

موج میزد در دلش عفو گنه     كه ز هر دل تا دل آمد روزنه
Une vague [de compassion] effaça la faute dans son coeur, puisque de chaque coeur à un [autre] coeur arrive une ouverture

كه ز دل تا دل یقین روزن بود     نی جدا و دور چون دو تن بود
Puisque c’est sûr qu’il y a une ouverture [qui relie] un coeur à un autre coeur, ils ne sont pas séparés et loin [l’un de l’autre] comme deux corps
متصل نبود سفال دو چراغ     نورشان ممزوج باشد در مساغ
La base d’argile de deux lampes n’est par reliée, mais leur lumière se mélange dans une ruelle obscure
هیچ عاشق خود نباشد وصل جو     كه نه معشوقش بود جویای او
Aucun amoureux ne cherche l’union par lui-même, sans que son bien-aimé soit à sa recherche

لیك عشق عاشقان، تن زه كند     عشق معشوقان، خوش و فربه كند
Mais l’amour des amoureux tend leurs corps comme la corde d’un arc, tandis que l’amour des bien-aimés le rend agréable et l’engraisse

چون در این دل برق مهر دوست جَست     اندر آن دل دوستی میدان كه هست
Lorsque dans un coeur l’éclair de l’amour de l’ami (دوست dūst) a jailli, c’est dans l’autre coeur qu’il y a  de l’amitié
در دل تو مهر حق چون شد دو تو     هست حق را بی گمانی، مهر تو
Lorsque dans ton coeur l’amour (مهر mehr) de Dieu (حق haqq vérité) a doublé de chaleur, sans doute de la part de Dieu (حق haqq vérité) il y a l’amour (مهر mehr) pour toi

هیچ بانگ كف زدن ناید بدر     از یكی دست تو، بی دستی دگر
Aucun applaudissement ne se réalise à partir d’une seule de tes mains, sans l’autre main

 تشنه مینالد كه: کو آب گوار      آب هم نالد كه: كو آن آب خوار ؟
L’assoiffé se lamente : « Où est-elle cette eau agréable! », l’eau aussi se lamente : « Où est-il celui qui boit de l’eau? »

جذب آب است این عطش در جان ما     ما از آن او و، او هم زآن ما
Cette soif dans notre âme est [due à] l’attraction de l’eau, nous sommes à elle et elle aussi est à nous
حكمت حق در قضا و در قدر     كرد ما را عاشقان همدگر
La sagesse de Dieu (حق haqq vérité) dans sa décision et son plan nous a fait amoureux les uns des autres
جمله اجزای جهان ز آن حكم پیش     جفت جفت و، عاشقان جفت خویش
Toutes les parties du monde, par cette sagesse qui précède vont par couple et sont amoureuses de celui qui leur est associé
Suivent plusieurs exemples d’éléments qui vont par couple, comme l’ambre et la paille, le ciel et la terre, le fer et l’aimant.
Masnavi, livre 3, versets 4434-4441 ou 3.219.1-8:
منجذب شدن جان نیز به عالم ارواح و تقاضا و میل او به مقر خود و منقطع شدن از اجزای اجسام كه كندۀ پای باز روح اند
De l’être attiré de l’âme aussi par le monde des esprits et de sa quête et son penchant pour sa demeure et son être séparée des parties des corps qui sont une entrave au pied du faucon de l’esprit
4434. گوید: ای اجزای پست فرشی ام     غربت من تلخ تر، من عرشی ام
[L’âme] dit: « Ô mes humbles parties  je suis terrestre, mon exile est plus amer, je suis céleste [littéralement: du trône]
L’être humain est tiraillé : d’un côté ses membres corporels sont orientés vers la survie, de l’autre l’esprit, lorsqu’il est gouverné par l’amour est prêt même au sacrifice de soi. C’est le trône divin qui gouverne le monde par amour qui est ici évoqué : l’appartenance de l’âme à l’initiative de celui qui siège sur le trône et vers lequel elle se sent appelée. C’est d’ailleurs ainsi que commence tout le livre: dans la lamentation de la flûte de roseau qui veut retrouver le lieu d’où elle a été coupée. (Voir La lamentation du ney).
میل تن در سبزه و آب روان     زآن بود كه اصل او آمد از آن
Le penchant du corps pour les lieux verts et l’eau qui s’y écoule, vient du fait que son origine provient de là
میل جان اندر حیات و در حَی است     زانكه جانلامكان، اصل وی است
Le penchant de l’âme est pour la vie et celui qui est vivant, puisque son origine est dans l’âme qui n’a pas de lieu
میل جان، در حكمت است و در علوم     میل تن، در باغ و راغ است و كروم
Le penchant de l’âme est pour la sagesse et les sciences, le penchant du corps est pour les jardins, les prairies et les vignes
میل جان، اندر ترقیّ و شرف     میل تن، در كسبِ اسبابُ علف
Le penchant de l’âme est pour l’élévation et la dignité, le penchant du corps est pour le gain et ce qui procure à manger
میل و عشق آن شرف هم، سوی جان      زین یُحب را و، یُحبون را بدان
Cette dignité aussi a un penchant et un amour pour l’âme, à partir de cela tu comprendras [le sens du verset coranique] “il l’aime” et “ils l’aiment.”
 Il s’agit du verset 54 de la sourate 5 (سورة المائدة sourate al-Ma’idah) où Dieu fait venir un peuple qu’il aime et eux, à leur tour, aiment Dieu.
گر بگویم شرح این بی حد شود     مثنوی هفتاد من كاغذ شود
Si j’exposais un commentaire de cela, ce serait sans fin et le Masnavi aurait soixante-dix pages
Masnavi, livre 3, versets 4596-4600 ou 3.227.37-41:

و آن محب حق ز بهر حق كجاست؟     كه ز اغراض و ز علتها جداست
Et celui qui aime Dieu (حق haqq vérité) pour l’amour de Dieu (حق haqq vérité) où est-il? Car il est séparé des intérêts et des causes

C’est-à-dire il n’aime pas en vue d’un intérêt, motivé par la recherche d’un profit personnel, il n’a pas d’autre finalité que l’amour.
Ce verset exprime l’aboutissement de beaucoup de réflexions sur la perfection de l’amour. Entre le XIème et le XIIIème siècle plusieurs manuels d’amour ont vu le jour, traçant des chemins de perfection vers l’amour parfait. Notamment “Le collier de la colombe” de Ibn Ḥazm ou bien “Le traité de l’amour, du désir, de la familiarité et de la satisfaction” de al-Ghazālī ou bien le “Traité de l’amour” de Ibn ‘Arabī. Souvent on part d’un amour dans lequel on cherche son propre intérêt, puis on arrive peu à peu à un amour désintéressé et puis finalement à voir la présence de Dieu en tout et en tous.

گر چنین و گر چنان، چون طالب است     جذب حق او را سوی حق جاذب است
En effet, qu’il soit d’une façon ou d’une autre, lorsqu’il il est en recherche, l’attirance qui vient de la part de Dieu (حق haqq vérité) est ce qui l’attire vers Dieu (حق haqq vérité)
گر محب حق بود لغیره     كی ینال دائما من خیره
S’il aimait Dieu (حق haqq vérité) pour autre chose que lui, qui le gratifierait toujours de son propre bien?
یا محب حق بود لعینه     لا سواه خائفا من بینه
Ou bien il aime Dieu (حق haqq vérité) pour ce qu’il est en lui-même, pour rien d’autre que lui craignant la séparation (بین baīn) de lui
Voici un autre terme arabe, baīn (بین), qui dit la séparation de deux amants, ce qui les éloigne l’un de l’autre. Ce terme, plus rare est équivalent à firâq (فراق) le fait d’être divisé, séparé du bien-aimé. Tout cela crée le désir d’être réunis: ‘ishtiyāq (اشتیاق). A noter que ce verset est presque entièrement en arabe, sauf pour la présence du verbe être būd (بود) et qu’il faut donc lire le dernier mot: baīnihi (بینه) séparation de lui, le fait d’être séparé de lui.

هر دو را این جستجوها زآن سریست      این گرفتاری دل زآن دلبریست
En ce qui concerne ces deux, ces recherches proviennent de ce principe, le fait qu’un coeur soit saisi provient de celui-là qui est un ravisseur de coeurs

Masnavi, livre 3, versets 4601-4623 ou 3.228.1-3.229.11:

آمدیم آنجا كه در صدر جهان     گر نبودی جذب آن عاشق نهان
Nous sommes arrivés là où si cette attirance de cet amoureux n’avait pas été cachée dans Sadr-e jahān

ناشكیبا كی بُدی او از فراق ؟     كی دوان باز آمدی سوی وثاق ؟
comment aurait-il été impatient à cause de la séparation ? Comment serait-il revenu en courant vers la demeure [aussi: alliance, lien] ?
میل معشوقان نهان است و ستیر     میل عاشق با دو صد طبل ونفیر
Le penchant du bien-aimé est caché et occulté, le penchant de l’amoureux [s’accompagne] de deux cent tambours et trompettes
یك حكایت هست اینجا ز اعتبار     لیك عاجز شد بُخاری ز انتظار
 Il y a ici une histoire à considérer, mais celui de Boukhārā ne peut plus attendre
ترك آن كردیم كاو در جست و جوست     تا كه پیش از مرگ بیند روی دوست
Nous avons donc laissé de côté cela, puisqu’il est dans la recherche jusqu’à ce que avant la mort il ne voie le visage de l’ami (دوست dūst)
تا رهد از مرگ و یابد او نجات     زانكه دیدِ دوستست، آبِ حیات
afin d’échapper à la mort et trouver le salut, puisque voir l’ami est l’eau de la vie
هر كه دیدِ او نباشد دفع مرگ     دوست نبود، كه نه میوستش نه برگ
Tous ceux dont la vision ne repousse pas la mort ne sont pas l’ami, puisqu’il n’a ni fruit ni feuilles

كار، آن كار است، ای مشتاق مست     كاندر آن كار ار رسد مرگت خوش است
Ô toi qui désires être réuni (مشتاق mushtāq) et es enivré (مست mast), l’enjeu de cette affaire est que ta mort, si elle arrive, soit bonne [agréable, bienvenue pour toi]

شد نشان صدق ایمان، ای جوان     آنكه آید خوش تو را مرگ اندر آن
Le signe de la sincérité de la foi, ô jeune, est que pour toi la mort vienne comme quelque chose de bon
گر نشد ایمان تو، ای جان، چنین     نیست كامل، رو بجو اكمال دین
Si ce n’est pas ainsi, ô âme, cela n’est pas parfait, va et cherche la religion [l’attitude religieuse] parfaite
هر كه اندر كار تو شد مرگ دوست     بر دل تو، بی كراهت، دوست اوست
Celui qui, dans ta situation, pour qui la mort est devenue un ami (دوست dūst), dans ton coeur, sans aversion, celui-là est un ami
چون كراهت رفت، خود آن مرگ نیست     صورتِ مرگ است و، نقلان كرد نیست
Lorsque l’aversion est partie, cela pour toi n’est pas une mort, c’est l’apparence d’une mort, c’est être transporté rapidement (نقلان naqlān)
چون كراهت رفت، مردن نفع شد     پس درست آمد كه  مردن دفع شد
Lorsque l’aversion est partie, mourir est avantageux, alors cela devient vrai que mourir a été repoussé
دوست، حق است و كسی، كش گفت او     كه: توئی آن من و، من آن تو
L’ami (دوست dūst), c’est Dieu (حق haqq vérité) et celui à qui il a dit: “Tu es à moi et moi à toi”
Cette affirmation se rapproche de celle rapportée par al-Ghazalī: من كان للله كان الله له “Celui qui est à Dieu, Dieu est à lui” qui peut aussi être traduite: “Celui qui est pour Dieu, Dieu est pour lui”
گوش دار اكنون كه عاشق میرسد 3.229.1 بسته عشق او را به حبلٍ من مَسَد
Prête maintenant l’oreille puisque l’amoureux arrive, lui que l’amour (عشق ‘ishq) a lié avec une corde en fibres de palmier
چون بدید او چهرۀ صدر جهان 3.229.2 گوئیا پَریدَش از تن مرغ جان
Lorsque celui-ci vit le visage de Sadr-e jahān, on aurait dit que l’oiseau de son âme s’envola du corps
همچو چوب خشک افتاد آن تنش      سرد شد از فرق جان تا ناخنش
Comme du bois sec tomba son corps, à cause de la séparation de l’âme, il devint froid jusqu’aux ongles
هر چه كردند از بُخُور و از گلاب 3.229.5 نه بجنبید و، نه آمد در خطاب
Tout ce qu’ils firent avec l’encens et l’eau de roses, il ne bougea pas, ni ne revint à la parole
شاه چون دید آن مزعفر روی او 3.229.7 پس فرود آمد ز مركب سوی او
Lorsque le shah vit son visage jaune comme le safran, alors il descendit de sa monture vers lui
گفت: عاشق دوست میجوید به تفت 3.229.8 چونكه معشوق آمد آن عاشق برفت
Il dit: ” L’amoureux (عاشق ‘āshiq) cherche l’ami ( دوست dūst) avec ardeur, lorsque le bien-aimé (معشوق ma‘shūq) est arrivé, cet amoureux est parti
عاشق حقیّ و حق آن است كاو 3.229.9 چون بیاید، از تو نبود تای مو
Tu es un amoureux de Dieu (حق haqq vérité) et Dieu (حق haqq vérité) est tel que lorsqu’il arrive, il ne reste de toi même pas un cheveu
صد چو تو فانیست پیش آن نظر 3.229.10 عاشقی بر نفی خود خواجه مگر ؟
Devant cette vision cent comme toi sont périssables, serais-tu es amoureux, ô maître, de la négation de toi?
Voici le terme فانی fānī périssable, qui s’oppose باقی bāqī qui demeure, l’un caractérise l’être humain, l’autre Dieu. Dans le vocabulaire des soufis, c’est le mot fanā’ (فَناء) qui provient de la même racine (فنی fana) que fānī فانی qui est utilisé pour signifier la disparition de celui qui accède à la contemplation de Dieu. Cela n’est donc pas l’exaltation de l’être humain qui devient dieu dans son union à la divinité, mais fait état de l’oubli de soi dans la contemplation de Dieu. Cela est signifié clairement par le fait de préférer la mort à sa propre vie. Reste à estimer la nature de cet anéantissement du soi: si, pour les théologiens musulmans, le fait d’être totalement absorbé dans la contemplation de Dieu comporte une perte de la notion de soi, de sa perception ou bien cela impliquerait une disparition de la personne. Il faut rappeler que cela ne pourrait nier la foi en la résurrection et donc en la subsistance de l’individu en Dieu qui lui redonne la vie qu’il a sacrifiée ou abandonnée. L’enseignement d’un maître soufi est finalisé à conduire l’esprit dans les différentes étapes qui le conduisent à l’union avec Dieu. Cela se fait progressivement en se détachant de tout ce qui est voulu pour soi, pour ne chercher que lui. Cela vise à porter toute son attention sur le bien-aimé, l’ami. L’amour grandit jusqu’à préférer la vie du bien-aimé à la sienne. On peut rappeler qu’aussi l’évangile invite à renoncer à soi-même: “Si quelqu’un veut venir derrière moi qu’il renie soi-même” (Luc 9, 23) et affirme que “personne n’a un amour plus grand que celui qui met [en jeu] sa vie pour ses amis” (Jean 15, 13). Or, il s’agit d’un transport de l’esprit vers le bien-aimé, l’être humain est complètement absorbé dans la contemplation de l’autre: cela n’implique pas nécessairement que l’individu singulier n’existe plus ou ne subsiste pas dans sa contemplation de Dieu, mais son attention n’est plus dirigée vers soi-même. C’est pour cela que la résurrection est aussi affirmée par ces mêmes mystiques, comme une vie accomplie, parfaite, où l’individu est entièrement transporté dans la contemplation de Dieu, mais subsiste comme tel. En parlant de résurrection, cela implique d’ailleurs l’accès à la connaissance de toutes les créatures par la connaissance que Dieu lui-même en a. On contemple en Dieu son oeuvre, on aime les créatures de Dieu par l’amour même que Dieu leur porte. Ces créatures ne sont pas anéanties et fondues dans l’unique individualité de Dieu, mais subsiste en Dieu l’amour qu’il porte à chacune car son acte d’amour est créateur et ce que Dieu accompli est éternel. On peut aussi rappeler dans la liturgie chrétienne de l’eucharistie, une ancienne prière qui dit: “Comme cette eau se mêle au vin pour le sacrement de l’alliance, puissions-nous être unis à la divinité de celui qui a pris notre humanité”. Ainsi la goutte d’eau est unie au vin, de quelle façon subsiste-t-elle encore dans le vin? Ou bien on rapporte ce propos de sainte Thérèse d’Avila : “Lorsque je m’aperçois que je suis en train de prier, j’ai fini de prier.” Cela ne signifie donc pas qu’elle n’existe plus dans l’état contemplatif de la prière, mais qu’elle ne se perçoit plus, qu’elle est entièrement transportée dans le bien-aimé. Elle a renoncé à elle-même, elle s’est offerte et en Dieu elle puise l’amour pour les autres créatures. (Voir aussi les étapes vers la vision de Dieu dans l’article Le langage des oiseaux de Farīd ud-Dīn ‘Attār).
سایه ای و عاشقی بر آفتاب 3.229.11 شمس آید سایه لا گردد شتاب
Tu es ombre et amoureux du soleil, le soleil vient, l’ombre aussitôt n’est plus
Ce qui fait battre le coeur du monde c’est l’amour. Or, c’est lorsqu’il aura atteint le plus grand amour, que l’amoureux sera pleinement uni à la source de tout amour. Lorsqu’il aura préféré l’union avec le bien-aimé à tout, lorsqu’il sera capable de donner sa vie pour ceux qu’il aime, que son amour sera à l’image de celui qui le lui a confié, qu’il aura dignement accueilli le dépôt de la foi (‘amāna). C’est alors qu’il pourra assumer sa responsabilité dans le monde, qu’on pourra lui en confier la charge, l’administration et qu’il sera devenu un wakīl digne de confiance. Voici le chemin de l’amoureux, le chemin du ministre qui a compris ce qui était le plus important dans sa vie, l’essentiel, qui a trouvé la vraie source de l’amour dans son bien-aimé lui-même et qui aura la responsabilité de montrer le chemin aux autres par son exemple. Voici celui qui pourra aimer d’avantage les créatures de dieu, parce qu’il se sera approché de l’amour du créateur.
Un chemin semblable est décrit dans le film “Dolls” de Takeshi Kitano qui raconte une histoire traditionnelle japonaise au sujet d’un couple dont la fiancée a perdu l’esprit à cause de la séparation. Le récit se termine aussi dans la mort, mais cette mort est symbolique, cela signifie que l’amoureux est finalement entré dans la vraie vie, qu’il est mort aux joies illusoires de ce monde et a entrevu dans l’amour le don de soi, l’offrande de sa propre vie.