Kumar Gandharva chante Kabīr

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Shivaputra Siddharamayya Komkalimath (1924 – 1992), reçut le nom de Kumar Gandharva dès son enfance pour ses dons musicaux précoces. Dans la mythologie indienne, sont en effet appelés Gandharva les créatures célestes musiciennes. A l’âge de 25 ans, à peine marié, il tomba gravement malade de tubercolose et resta alité pendant presque six ans. A la suite de la maladie, il perdit l’usage d’un poumons. Originaire de l’état du Karnataka, au début de sa maladie, il déménagea à Dewas, dans le Madya Pradesh dont le climat est sec. Dans ces longues années, il eut l’occasion d’entendre les chanteurs itinérants qui passaient sous sa fenêtre et fut frappé par les poèmes chantés de Kabîr et fut aussi transporté dans l’écoute des sons de la nature: ses silences, le bruissement du vent, les oiseaux. Tout près de Dewas, se trouve un sanctuaire où les anciens yogis de la tradition Nāth se retrouvaient. Tout début du XXème siècle y avait habité Shilnāth Dhūnī dont le recueil de chants tomba entre les mains de Kumar Gandharva. Il y choisit plusieurs poèmes de Kabīr (1440 – 1518) qu’il mit en musique. Grâce à la tension avec laquelle il chante et à son intériorisation, il pourra offrir même aux non-initiés la profondeur de la contemplation de Kabīr et sa musique conduira au-delà des mots à cette réalité que Kabīr n’a pas voulu décrire, mais qu’il a chanté en tant que dépassant tout attribut humain. Ces poèmes sont en effet souvent appelés nirguna, c’est-à-dire qui n’attribuent pas de caractéristiques à l’être transcendant.

सुनता है गुरु ज्ञानी ज्ञानी ज्ञानी
गगन में आवाज़ हो रही झीनी-झीनी झीनी-झीनीपहिले आए नाद बिंदु से पीछे जमाया पानी पानी हो जी
सब घट पूरण पूर रह्या है अलख पुरुष निर्बानी हो जी ll 1 llसुनता हैं गुरु ज्ञानी ज्ञानी ज्ञानी ज्ञानी
गगन में आवाज हो रही झीनी-झीनी झीनी-झीनीवहां से आया पता लिखाया तृष्णा उने बुझाई
अमृत छोड़ सो विषय को धावे, उलटी फास फासानी हो जी ll 2 llसुनता हैं गुरु ज्ञानी ज्ञानी ज्ञानी ज्ञानी
गगन में आवाज हो रही झीनी-झीनी झीनी-झीनीगगन मंडल में गौ बियानी, भोई पे दई जमाया
माखन माखन संतों ने खाया, छाच जगत बभ्रानी हो जी ll 3 llसुनता हैं गुरु ज्ञानी ज्ञानी ज्ञानी ज्ञानी
गगन में आवाज हो रही झीनी-झीनी झीनी-झीनीबिन धरती एक मंडल दीसे, बिन सरोवर जूँ पानी रे
गगन मंडल में होय उजियाला, बोले गुरुमुख बानी हो जी ll 4 llसुनता हैं गुरु ज्ञानी ज्ञानी ज्ञानी ज्ञानी
गगन में आवाज हो रही झीनी-झीनी झीनी-झीनीओहं सोहं बाजा बाजे, त्रिकुटी धाम सुहानी रे
इडा पिंगला सुखमन नारी, सून धजा फहरानी हो जी ll 5 llसुनता हैं गुरु ज्ञानी ज्ञानी ज्ञानी ज्ञानी
गगन में आवाज हो रही झीनी-झीनी झीनी-झीनीकहे कबीरा सुनो भाई साधो, जाई अगम की बानी रे
दिन भर रे जो नज़र भर देखे, अजर अमर हो निशानी हो जी ll 6 ll

Suntā hai guru gyāni gyāni gyāni
Gagan mė awāz ho rahī jhīnī-jhīnī                                                                      Pahile āe nād bindu se pīche jamāyā pānī pānī ho jī
Sab ghaṭ pūran pūr rahyā hai
Alakh purūṣa nirbānī ho jī

Suntā hai guru gyāni gyāni gyāni
Gagan mė awāz ho rahī jhīnī-jhīnī

Vahǡ se āyā patā likhāyā tṛṣṇa une bujhāī
Amṛt choṙ so viṣay ko dhāve, ulṭī phās phāsānī ho jī

Suntā hai guru gyāni gyāni gyāni
Gagan mė awāz ho rahī jhīnī-jhīnī

Gagan mȧḍal mė gau biyānī, bhoī pe daī jamāyā
mākhan mākhan sȧtȯ ne khāyā, chāc jagat babhrānī ho jī

Bin dhartī ek mȧḍal dīse, bin sarovar jũ pānī re
Gagan mȧḍal mė hoy ujiyālā, bole gurumukh bāṇī ho jī

Suntā hai guru gyāni gyāni gyāni
Gagan mė awāz ho rahī jhīnī-jhīnī

ohė sohė bājā bāje, trikuṭī dhām suhānī
iḍā pĩgalā sukhman nārī, sūn dhajā phahrānī

Suntā hai guru gyāni gyāni gyāni
Gagan mė awāz ho rahī jhīnī-jhīnī

Kahe Kabīr suno bhāī sādho, jāī agam kī bānī re
Din bhar re jo nazar bhar dekhe, ajar amar ho nishānī ho jī

 

 

Le ciel est l’espace infini, le mot “vide” (śunya) nous parle aussi de cette immensité que nul ne peut remplir, combler. Et pourtant tout cela est à l’intérieur de nous. Le mot yoga signifie une connexion, une union entre  cet infini et nous. Ce qui est subtil subtil (jhīnī ou sūkśma) est aussi esprit, la réalité de l’ātman qui vie en nous, la vie intérieure dans laquelle nous retrouvons aussi un ciel, un espace infini. Le vocabulaire du yoga nous parle d’une ascension vers ce ciel, lorsque toute notre énergie, la force vitale remonte vers le haut. Le sommet du crâne sera l’image utilisée pour figurer que dans le microcosme de l’homme nous retrouvons l’univers, s’élever vers le ciel c’est se diriger vers le point le plus haut de nous-même, c’est comme aller vers la voûte céleste, vers l’espace, vers l’infini de l’esprit. L’expérience du macrocosme est  appliquée au microcosme qu’est notre corps, où le cycle de la nature se reproduit. Dans le vocabulaire du yoga il sera aussi question de pluie, d’arroser, de remontée de cette eau, d’un son qui résonne, qui se produit mystérieusement, transporté à l’infini.
Gagan est la voûte céleste, appelée aussi gagan mandal, où mandal introduit l’idée de cercle ou d’une sphère puisque dans l’antiquité, lorsqu’on regardait le ciel et surtout le ciel nocturne pour l’observation des étoiles, on a toujours parlé des sphères célestes à la surface desquelles sont fixées les étoiles qui se meuvent avec le mouvement da la sphère. Voici le ciel, paysage infini contemplé par les yeux, mais aussi, dans le langage des yogis le ciel infini qui s’offre à notre contemplation, une fenêtre qui s’ouvre sur un espace à l’intérieur de nous, où les paroles ne portent plus. Elles ne sont plus supportées, transmises, par la vibration de l’air, mais un son qui ne peut être traduit en mots nous redit le lien entre le corps mortel et corruptible et la source qui l’anime, un son qui le fait vibrer qui le traverse, mais que personne n’a provoqué, comme la vibration d’une corde que personne n’a pincée (on appelle ce son nāda anāhata, le son non-frappé). Il y a un arc tendu, mais la corde n’est pas visible. Ce paradoxe est aussi exprimé dans d’autres poèmes de Kabir.

सुनता है गुरु ज्ञानी ज्ञानी ज्ञानी   Suntā hai guru gyāni gyāni gyāni
गगन में आवाज़ हो रही झीनी-झीनी झीनी-झीनी   Gagana meṅ awāz ho rahī jhīnī-jhīnī
Il entend le maître, celui qui sait, celui qui sait

Dans le ciel une voix subtile subtile

Ce verset constitue le refrain de ce poème chanté, on l’appelle टेक ṭek en hindi, ce qui signifie le support, ce qui soutient le chant entier. La caractéristique des poèmes des grands mystiques de l’Inde est celle d’être liés à une transmission de maître à disciple et donc d’être susceptible de recevoir des explications différentes au fur et à mesure de l’avancement spirituel du disciple. Ces poèmes présentent donc un progrès continuel qui va d’un sens symbolique apparent à celui d’un vocabulaire imagé et technique qui s’est constitué autour des différentes écoles de pensée indienne. Or, les poèmes de Kabir sont encore aujourd’hui chantés dans les villages de l’Inde et constituent aussi le domaine de réflexion des yogis itinérants qui lisent en ces poèmes les termes techniques de leur pratiques ascétiques et spirituelles. En effet, on peut passer de l’image du ciel gagan macrocosme à celle du ciel intérieur à notre corps microcosme pour rentrer ensuite dans le vocabulaire des yogis et figurer au sommet du crâne le lieu où se vit l’expérience de la libération d’énergie propre au septième cakra, le sahasrāra, le lotus aux milles pétales. Or, ce phénomène est l’aboutissement d’une longue préparation et se réalise lorsque toute l’énergie de la personne est concentrée et qu’elle aspire à remonter vers son sommet, lorsque toute l’attention est tournée vers le but suprême. C’est l’accomplissement de toute recherche spirituelle, être relié à l’origine, à brahman, au vrai soi ātman, celui qui est éternel et qui n’est pas soumis aux changements. Selon les différents courants de pensée et époques, cette source, cette origine, prendra des noms différents.

On pourra donc lire et interpréter les poèmes de Kabīr selon des approches diverses qui donnent un sens particulier aux éléments qui constituent le microcosme de notre corps. Il faut aussi se rappeler l’esprit indépendant de Kabīr qui porte un nom d’origine arabe, qui veut dire grand, mais qui refuse l’appartenance exclusive à l’une ou l’autre communauté, hindoue ou musulmane. La preuve de cela réside dans le fait qu’à sa mort on raconte que les deux communautés ont souhaité chacune avoir un tombeau de Kabīr. Ceux qui suivaient la voie du yoga en ont fait aussi leur maître et les mystiques qui suivaient l’enseignement de maîtres tel que Guru Nanak, fondateur du sikhisme, ont aussi inscrit les poèmes de Kabīr dans leur tradition et de nombreux poèmes de Kabīr figurent dans le livre sacré des Sikhs, le Guru Granth Sahib.

Venons maintenant à la traduction de ce premier verset ou plutôt à son interprétation. Il commence par un verbe, suntā hai, “il écoute”. On voit donc dans ces premiers mots un guru, un maître, qui a suivi un long chemin spirituel et qui connaît des vérités profondes sur ce que nous sommes. Ce maître est à l’écoute, il cherche de percevoir la voix secrète, subtile qui pénètre toute chose et résonne profondément en chacun, voix qui est source de la vibration vitale. Mais qui est aussi au-dela du son lui-même. Non paroles et nos instruments de musique ne peuvent la contenir.

Où donc faut-il entendre résonner cette voix (āvāz)? puisqu’elle est subtile subtile (jhīnī jhīnī). Ce mot de subtil est utilisé dans plusieurs cultures dont la latine ou l’arabe aussi pour nous parler de l’esprit, des anges, de l’âme de tout ce qui n’a pas un corps, mais constitue bien une réalité imperceptible par les sens, subtile subtile.

Dans quel espace cette voix peut-elle résonner, puisque nos oreilles ne l’entendent pas? dans cette voûte céleste intérieure, dans cet espace infini aux milles pétales (sahasrāra) dont le yogi aussi fait l’expérience lorsque une libération s’accomplit en lui. Le chemin ascétique du yogi vise en effet à se libérer de ce qui le détourne de l’essentiel, sa recherche de la source vitale. Il cherchera aussi une mort, une mort aux sens, pour puiser à une source de vie, d’énergie plus profonde.

Le verset pourrait donc aussi être compris au sens de:

Il entend le maître, celui qui possède la connaissance, celui qui possède la connaissance
au sommet de notre être, de la voûte céleste de notre corps, il existe une voix subtile subtile

Mais on peut aussi se poser une question, que Kabīr souvent nous pose dans ses poèmes parfois énigmatiques: Qui est ce guru qui nous parle? S’agit-il d’un guru en chair et en os? Dans beaucoup de poèmes, Kabīr fait allusion à un maître intérieur dont la voix justement n’est pas à entendre avec des oreilles de chair. Pourrait-on alors imaginer que ce premier mot du poème se soit transformé au cours des siècle et des chanteurs qui l’ont interprété? En effet, si, au lieu de suntā hai, nous lisions sunnā hai on pourrait alors traduire: il faut écouter la voix du guru. Et cela nous inviterai davantage à la recherche de cette voix, de ce son que personne n’a produit, conformément à l’invitation que Kabīr ne cesse d’adresser à ses lecteurs, éveillez-vous, cherchez, trouvez, écoutez.

Voici comment la suite du poème envisage les étapes qui conduisent à découvrir cette voix:

पहिले आए नाद बिंदु से पीछे जमाया पानी पानी हो जी  Pahile āe nāda bindu se pīche jamāyā pānī pānī ho jī
D’abord vient le son d’une goutte (bindu), ensuite de l’eau est affluée et c’est l’eau qui s’est manifestée

Le terme clé de ce verset est celui de bindu. Ce vocable assume des significations différentes selon les milieux dans lesquels il est utilisé. Le terme bindu, signifie littéralement la goutte ou bien aussi le point. Il peut donc être mis en relation avec des traditions différentes. D’abord celle védique qui nous parle d’un son qui est à l’origine de tout, une vibration. Ainsi on retrouve le son (nāda) original dans la vibration de la syllabe ॐ auṁ et le point sur la lettre peut être désigné par le mot bindu. Celui-ci indique la nasalisation et donc sa résonance intérieure. On peut associer étroitement le mot bindu  point ou goutte au mot nāda son. Ce qui en découle est justement une source, ainsi la goutte de l’origine a tout rempli.

सब घट पूरण पूर रह्या है अलख पुरुष निर्बानी हो जी Saba ghaṭa pūraṇa pūra rahyā hai alakha purūṣa nirbānī ho jī
Tout pot d’argile (ghaṭa) demeure rempli de ce qui remplit (tout), le purūṣa (l’être spirituel) invisible qui est sans parole, s’est manifestée

Le mot ghaṭa désigne d’abord une jarre pour transporter l’eau, de peu de valeur, destinée à être détruite après usage. C’est une image du corps humain. Cet outil méprisable est pourtant rempli de ce qui remplit l’univers, c’est une réalité invisible (alakha) qui se manifeste en lui et sans parole (nirbānī). Il faut noter ici une variante qui substitue le mot guru au mot pūra. En ceci elle explicite le sens donné dans ce poème au mot guru qu’il faudrait donc entendre comme celui qui remplit tout, pénètre tout, celui qui est à l’origine du son nāda que le yogi perçoit dans son propre être ou transcendant son propre être. En effet, le gagana qui indique la voûte céleste, le septième cakra, peut-être visualisé en soi ou hors de soi, selon les écoles. Le problème est d’accéder à une dimension où les contraintes spatio-temporelles et même la distinction d’être et non-être, ne sont plus perçues.

Autre interprétation est celle qui se focalise sur le ghaṭa, la jarre, en tant que remplie d’air. Une des Upaniṣad du yoga, l’Amṛtabindūpaniṣad, aux versets 12-13, nous parle de la jarre:
एक एव हि भूतात्मा भूते भूते व्यवस्थितः । एकधा बहुधा चैव  दृश्यते जलचन्द्रवत् ॥ १२॥
घटसंभृतमाकाशं लीयमानो घटे यथा । घटो लीयेत नाकाशं तद्वज्जीवो घटोपमः ॥ १३॥
Un seul est l’ātman qui se trouve en chaque être; il paraît un et plusieurs tout comme la lune reflétée dans l’eau.
Lorsqu’un pot d’argile (ghaṭ) est transporté l’espace (ākāśa éther) ne l’est pas avec le pot; le pot est transporté non pas l’espace (ākāśa) de même pour l’être vivant (jīva) qui est comme l’ākāśa.

Et l’upaniṣad continue de comparer ce qui est à l’intérieur du corps à l’espace qui demeure intacte même lorsque la jarre est cassée.

Cela rappelle aussi les exercices respiratoires du yogi et sa connexion à travers le souffle avec le principe originel, tout comme l’air contenu dans la jarre est en résonance avec l’air qui l’entoure. Et aussi le prāṇa, le souffle, infusé par les exercices à tout le corps qui lui apporte énergie, comme l’eau qu’on verserait sur le lotus pour qu’il s’épanouisse. C’est là la réalisation du purūṣa invisible mentionné dans la deuxième moitié du verset, esprit, principe originel. C’est à lui que s’unit le yogi, les mots qui concluent chaque verset évoquent: ho jī, il est vivant, c’est lui qui est véritablement là maintenant, c’est le degré atteint, on pourrait dire qu’un état spirituel est réalisé, le purūṣa est manifesté.

वहां से आया पता लिखाया तृष्णा उने बुझाई   Vahāṅ se āyā patā likhāyā tṛṣṇā une bujhāī
अमृत छोड़ सो विषय को धावे, उलटी फास फासानी हो जी   Amṛt choṙ so viṣay ko dhāve, ulṭī phāsa phāsānī ho jī
De là vient qu’il a été mis par écrit que la soif a été éteinte par lui

laissant l’amṛta, l’immortalité, il court vers les objets des sens, et le renversement du lien de ceux qui sont liés se réalise.

La victoire sur les sens est ici décrite. Le fait d’avoir entendu le son éternel, jamais frappé, le nāda anāhata, présuppose une victoire sur le objets des sens (viṣaya). Le yogi accompli une double action: il se libère des liens qui l’attachent aux objets des sens, il libère ce qui était emprisonné, endormi en lui et lie, emprisonne, le monde qui le retient captif. Il faut aussi noter un jeu sur le mot viṣaya car il est aussi parent du mot sanskrit viṣa qui peut avoir le sens de poison. L’énergie vitale du yogi est figurée par un serpent endormi, empoisonné qui doit être libéré, réveillé. Or, le mot phāsa utilisé dans ce verset signifie littéralement le noeud coulant, mais au sens figuré ce noeud, cette corde enroulée, est devenue une image pour parler du serpent enroulé. Il y a donc un renversement (ulṭī) de l’action, le noeud qui enferme devient celui-là même qui est libéré et qui libère: le serpent enroulé se déploie. Souvent nos réalités doivent être renversées pour que les hommes prisonniers des apparences soient libérés. Celui qui entend le son primordial, la voix du guru, et s’unit à elle, a vaincu les liens qui l’enchainaient aux objets des sens, a été libéré par l’écoute de la voix.

गगन मंडल में गौ बियानी, भोई से दई जमाया   Gagana mȧḍaal meṅ gau biyānī, bhoī se daī jamāyā
माखन माखन संतों ने खाया, छाच जगत बपरानी हो जी   mākhana mākhana saṅtoṅ ne khāyā, chāca jagata baprānī ho jī
Dans la voûte céleste une vache a donné naissance, dans l’air, la divinité s’est installée
Du beurre du beurre les saints ont mangé, le petit lait pour le pauvre monde. 

Ce poème n’est pas attesté parmi les recueils les plus anciens de Kabir et les chanteurs liés au milieu des nathyogi peuvent bien l’avoir adapté. Concernant ce verset nous trouvons deux poèmes de Kabir à l’intérieur du livre sacré des Sikh, le Adi Granth Sahib (pages 1365 et 655) qui nous fournissent une image similaire: “les sant mangent le beurre et le monde boit le petit lait. Kabīr, Maya est l’instrument pour baratter le beurre, le souffle coule comme de l’eau fraiche. Qui fait le barattage mange le beurre, les autres ne sont que la baratte (le bâton pour baratter)” et “Que les écritures soient ton lait et ta crème, et l’océan de l’esprit la baratte. Sois le baratteur du Seigneur et ton petit lait ne sera pas perdu.” Voilà que ce chemin d’écoute du son et de la parole sacrée, conduit à goûter le beurre extrait de l’agitation de ce monde. Le petit lait est seulement le reste du barattage, un produit résidu, sans valeur. Les sant sont ceux qui ont fait l’expérience de la vérité ou réalité, sat en sanskrit.

बिन धरती एक मंडल दीसे, बिन सरोवर जूँ पानी रे   Bina dhartī ek maṅḍala dīse, bina sarovara jūṁ pānī re
गगन मंडल में होय उजियाला, बोले गुरुमुख बानी हो जी   Gagana maṅḍala meṅ hoy ujiyālā, bole gurumukha bāṇī ho jī
Sans qu’il y ait une terre un cercle apparaît, sans qu’il y ait un lac voici de l’eau
Dans la voûte céleste, il y a une lampe, la bouche du guru profère une parole

Encore des images pour parler de ce son qui apparaît sans que personne ait pincé une corde, de la même façon qu’un cercle dessiné sur le sol mais sans qu’il y ait le substrat terre pour porter le dessin, ou bien comme s’il pouvait y avoir de l’eau mais sans le lac auquel elle appartient. Une lumière est apparue, la voix du guru a été entendue. Le fait d’entendre la parole du guru  intérieur est aussi appelé gurumukha, ce mot qui signifie littéralement “la bouche du guru” est aussi utilisé pour décrire l’état spirituel atteint par celui qui perçoit la parole proférée par le gurumukha.

ओहं सोहं बाजा बाजे, त्रिकुटी धाम सुहानी रे   ohaṅ sohaṅ bājā bāje, trikuṭī dhāma suhānī
इडा पिंगला सुखमन नारी, सून धजा फहरानी हो जी   iḍā piṅgalā sukhamana nārī, sūna dhajā phahrānī ho jī
Le mantra soham “je suis lui” résonne, voici la demeure du bonheur de trikuṭī
les trois canaux de iḍā pĩgalā sukhman, l’état du vide est réalisé un drapeau flotte.

Un fameux et ancien mantra dit:  “so ‘ham” (सो ऽहम्), en sanskrit saḥ signifie “lui” et aham signifie “je”, la rencontre des deux mots donne lieu à un phénomène appelé saṃdhi, la fin du premier mot et le début du deuxième subissent une modification, en vue d’une prononciation plus musicale. Ainsi saḥ + aham devient so ‘ham. Cela signifie “moi [je suis] lui”. Au verset 16 de la īśopaniṣad nous trouvons les mots so’ham, suivis de asmi,  “je suis” et nous y trouvons aussi le mot auquel le pronom “lui” se réfère: purūṣa. Le mantra affirme donc l’identification de soi-même avec le principe premier de l’univers déjà évoqué dans le poème. Dans les exercices de récitation du mantra, selon les écoles, le mot ham est lié à l’inspiration et le mot so à l’expiration. En répétant l’exercice on finit par entendre les syllabes inversées et donc le mot ham-sa qui signifie oie, symbole de l’ātman migrateur qui s’envole. Le poète évoque ainsi par la répétition des deux mots aham soham, la récitation du mantra qui conduit à l’état de réalisation de trikuṭī, littéralement “le lieu des trois”, c’est-à-dire le lieu où les trois convergent. Il s’agit des trois canaux nommés dans la suite iḍā piṅgalā sukhamana qui canalisent le flux d’énergie pour le faire converger dans le lieu appelé trikuṭī, identifié comme situé idéalement entre les sourcils, signe de la concentration réalisée sur l’unique source. Alors le palais du vide, le śunya mahala est conquis, le drapeau flotte, ondule. Les mots ho jī à la fin du verset viennent souligner que l’étape spirituelle est atteinte, cela s’est réalisé.

कहे कबीरा सुनो भाई साधो, जाई अगम की बानी रे   Kahe Kabīr suno bhāī sādho, jāī agam kī bānī re
दिन भर रे जो नज़र भर देखे, अजर अमर हो निशानी हो जी   Din bhar re jo nazar bhar dekhe, ajar amar ho nishānī ho jī
Kabīr parle, écoutez frères sādhu, elle est arrivée la parole inatteignable
Voici que le jour entier ce que le regard voit en entier, ce qui est sans âge et immortel s’est montré.

La vision du plein jour est arrivée, de la pleine vérité, celle qui donne plénitude au regard, le son éternel s’est montré.

Remerciement: j’ai pu découvrir et être initié à la poésie de Kabīr grâce aux séminaires de Mme Maya Burger auprès de l’Université de Lausanne, c’est une opportunité rare car la langue parlée en Inde au XVème siècle n’était pas encore codifiée d’après les standards d’aujourd’hui et rares en sont les spécialistes.